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Libération
Critique

«If», château de cartes

L’hypothèse de l’Algérie selon Marie Cosnay
Au camp de la Moria à Lesbos, en Grêce, le 11 décembre 2019.
publié le 28 février 2020 à 18h21

La réalité ne suffit jamais, et nous tâchons depuis toujours de nous raccrocher à des mythes. Marie Cosnay, baignée par la littérature antique, connaît l'affaire. Elle en façonne un personnel au fil d'If, son nouveau roman, à partir de souvenirs qui ne sont pas les siens, de lectures d'Alexandre Dumas, d'échos d'une guerre, de pleurs de l'exil, de l'histoire coloniale de la France en Afrique du Nord. Mais comme Pénélope, à chaque avancée dans sa trame, elle en défait tous les fils.

Prison. If se présente comme une enquête sur les traces de Mohamed Bellahouel, un homme sans histoire sinon d'être né en Algérie puis d'avoir traversé la Méditerranée pour devenir flic en France après la guerre d'indépendance. Salaud ordinaire qui trompait sa femme (avec «quarante-neuf maîtresses», dit la légende familiale) et détournait l'argent de ses enfants, ce type a vraiment vécu, c'est même l'ex-beau-père de Marie Cosnay.

Mais tout conspire à mettre en doute son existence même. Cosnay échoue systématiquement à récolter le moindre fait irréfragable sur le personnage, d’origine italienne, peut-être, ayant frayé avec l’OAS, rien n’est sûr, ayant participé aux «événements» algériens, pourquoi pas. Même sa tombe, c’est un élément tangible tout de même, une tombe ! Même elle échappe aux investigations de l’auteure.

If fait bien sûr référence au célèbre château au large de Marseille d'où s'échappe le comte de Monte-Cristo et qui était devenu, dans les années 60, une prison où ont été parqués des militants de l'Algérie française. C'est aussi, en anglais, le «si» des hypothèses. Ici, Marie Cosnay se met en scène : chez elle à Bayonne, en résidence à Marseille, en voyage à Alger. Celle qui dit «je» se montre autant affairée à la recherche de Bellahouel qu'écrivant, tentant de faire de cette mosaïque incomplète quelque chose, un livre. «Tu as vu ma patiente collecte», dit-elle à un membre de la famille (compliquée) de son personnage : «Deux-trois ans à tourner autour d'un homme-prétexte, de ses enfants et de sa femme.» Cosnay se bat, confrontée à la réalité avec toutes ses banales lacunes, ses «flous» normaux, ce qui représente une matière bien plus compliquée que l'imagination.

Tabous. «A n'importe quel pays j'avais préféré des fictions», écrit-elle. Ce à quoi son livre parvient finalement, c'est justement à saisir les impossibilités, les silences, les tabous, les gâchis politiques et familiaux. C'est l'un des sujets majeurs du récit : les rechutes diverses de cette blessure qui sépare la France et l'Algérie. Non pas qu'elle soit d'aujourd'hui : elle fait désormais partie de l'histoire, si ce n'est du mythe, et ses témoins - comme ce Mohamed Bellahouel - sont déjà évanouis ou en train de mourir. Mais «ce qu'on a fabriqué» - et il faut sans doute comprendre ce «on» comme un «nous, les Français» - «ce qu'on a fabriqué d'un côté de l'autre de la Méditerranée n'a jamais cessé de faire des signes désespérés».