Romans
Mary Gaitskill, Faites-moi plaisir. Traduit de l'américain par Marguerite Capelle. L'Olivier, 106 pp., 13 €.
Le point de vue en alternance de deux vieux amis, Margot et Quin. Quin est un éditeur new-yorkais renommé pour son flair. Il met beaucoup de passion dans son métier, et même de «sens moral». Entre «flirt» et «véritable amitié», il entretient des relations originales, intimes, tactiles avec de nombreuses femmes. Il tombe des nues le jour où une décennie de jeux complices devient dossier à charge, procès, une assistante qu'il a aidée à trouver un poste intéressant étant une des accusatrices. Quin est viré. Margot le défend, il est celui qui calme et conseille. «Quand tu parles, ça vient du fond du clito !» lui a-t-il dit lors de leur premier déjeuner. «Et - comme si c'était la chose la plus naturelle du monde - il a glissé sa main entre mes jambes.» Elle a dit «NON !», il a apprécié le ton, elle est devenue sa meilleure amie. Margot : «C'est sa folie, son humour, son obscénité qui m'ont redonné goût à la vie.» Dans ce bref roman à clés, Gaitskill - dont Veronica reparaît en «Replay» - laisse le lecteur juger. Quin est un personnage unique. Cl.D.
Guillaume Sire, Avant la longue flamme rouge. Calmann-Lévy, 336 pp., 19,50 €.
«N'êtes-vous pas marié à la fille d'un colon et d'une bourgeoise vietnamienne ?» La question est posée à Vichéa, un père de famille, à Phnom Penh en 1971, par un partisan du général Lon Nol, le Premier ministre qui a déposé le prince Norodom Sihanouk. Vichéa et son épouse ont une fille et un fils, Saravouth, âgé de 10 ans. La guerre civile a commencé lorsque s'ouvre le livre. Une nuit, Saravouth prend la fuite tandis qu'avec les siens, il est conduit dans une forêt sous la menace de fusils. Envoûtant bien que dénué d'effets d'écriture, dense, émouvant, documenté, le remarquable roman de Guillaume Sire suit la trajectoire de cet enfant perdu, qui se confond avec l'histoire du Cambodge. Les bûchers allumés sur ordre de Lon Nol coexistent avec les égorgements et les exterminations dirigés par les Khmers rouges. A partir d'avril 1975, ils ferment Phnom Penh. Avec d'autres enfants, in extremis, Saravouth est emporté par des soldats américains d'abord à Manille, ensuite à Washington. Guillaume Sire retrouve Saravouth dans les années 2000 au Canada. V.B.-L.
Armel Job, la Disparue de l'île Monsin. Laffont, 292 pp., 20 €.
Un loueur de pianos croise une jeune femme, sur un pont, par une nuit de tempête de neige aux environs de Liège. Le lendemain, il rentre chez lui comme si de rien n'était. Quand la mère de la jeune femme lance un avis de disparition, la police a d'évidents soupçons. Mais que s'est-il passé la fameuse nuit ? Et si c'était le couple de l'accordeur qui s'en trouvait pulvérisé ? Par un habile effet de bascule, le thriller cède la place au roman psychologique, sans pour autant oublier la part de suspense et de secrets, jusqu'à la fin. Cl.D.
Alain Berthier, Notre Lâcheté. Le Dilettante, 125 pp., 15 €.
«Je suis en prison dans mes tendances, dans la vie que j'ai vécue. On n'est borné que par soi.» Le narrateur, élève indiscipliné, fils insupportable, amant sans sentiments, confesse toutes ses faiblesses. Son récit est celui de la descente aux enfers d'un couple aux secrets inavouables, qui ne s'aime pas et dont la fin signifie la mort de l'autre. On est frappé par la franchise du ton, la noirceur du trait, la véracité de cette âme aux abois. C'est le seul roman publié en 1931 par Alain Berthier, alias Alain Lemière, briochin et ami de Louis Guilloux, de Jean Grenier. F.Rl
Document
Alexandre Debouté et Véronique Richebois, Pierre Bergé Le Pygmalion. Kero, 384 pp., 20,50 €.
Personnage fringant, libertaire et péremptoire, Pierre Vital Georges Bergé a traversé le siècle dernier (et une partie de celui-ci) à toute vitesse, créateur d’empire, mécène de multiples causes, collectionneur d’œuvres d’art, d’expériences et d’amants. Véronique Richebois et Alexandre Debouté retracent la trajectoire aussi tortueuse que trépidante d’un gamin rochelais monté à la capitale à la fin des années 40. Il se rêve journaliste, il va diriger des journaux. Il se veut écrivain, il fait le négoce d’éditions originales. Il entame une relation avec Bernard Buffet mais Yves Saint Laurent sera la grande affaire de sa vie, sur les catwalks comme dans les backstages. A travers de nombreux témoignages, les deux auteurs nous plongent dans l’intimité d’un homme de l’ombre jamais loin de la lumière, de ceux qui comptent (politique, médias, création artistique, économie). Pierre Bergé n’a pas accompli ses rêves mais il a su les transcender.
M.Bel.
Sociologie
Laurent Mucchielli, la France telle qu'elle est. Pour en finir avec la complainte nationaliste. Fayard, 224 pp., 18 €.
Pourquoi les discours de défiance, «de rejet, parfois de haine à l'égard des immigrés et des musulmans» rencontrent-ils un tel succès, en France et ailleurs, et «bien au-delà des cercles de pensée nationalistes et racistes» ? Si encore ils proposaient «un diagnostic pertinent» sur les problèmes de la société française ! Mais non ! Ils sont souvent fondés sur des fantasmes, des calculs politiques cyniques ou des abîmes d'ignorance… Pourquoi donc «tiennent»-ils, alors qu'ils tiennent si peu aux faits, aux statistiques, à la vérité historique ? Directeur de recherche au CNRS, enseignant à l'université d'Aix-Marseille, Laurent Mucchielli se propose dans cet essai historique et sociologique de revisiter le «roman national», en remontant à la révolution de 1789, de retrouver les sources sociales et économiques qui ont motivé les migrations, afin de montrer l'inanité des discours «nationalistes» et de présenter un visage plus réaliste de la situation de la France d'aujourd'hui. R.M.
Philosophie
Jean-Michel Longneaux, Finitude, solitude, incertitude. Philosophie du deuil. Puf, 320 pp., 22 €.
On ne sait pas si l'être humain a assez de force en sa conscience pour arriver à séparer le deuil de la mort de l'ami, de l'aimé, de l'autre - événement chaque fois singulier qui ne laisse en soi que douleur, et tue même souvent l'envie de survivre. Pourtant, même s'il est difficile de l'accepter, «identifier le deuil à la mort de nos proches est pour le moins réducteur». D'abord parce que le deuil «n'est pas seulement l'affaire des survivants» : «celui qui se sait arrivé à la fin de sa vie - qui ne meurt donc pas de mort soudaine - est lui aussi amené à vivre un processus de deuil : deuil de ceux qu'il laisse dans la vie, deuil de ses attaches, de ses projets…». Ensuite parce que chacun, sa vie durant, se trouve devoir «faire le deuil» de quelque chose : «Perdre un emploi, voir ses enfants devenus grands partir, vivre une séparation amoureuse, déménager ou s'exiler, tomber malade, échouer dans un projet ou ne pas le réaliser aussi bien qu'espéré, etc., sont autant de deuils à surmonter.» Plus généralement encore : «Il n'est pas un seul moment vécu qui ne soit aussitôt perdu à tout jamais.» Docteur en philosophie, chargé de cours à l'université de Namur, rédacteur en chef de la revue Etica Clinica, Jean-Michel Longneaux ne pense guère que la philosophie puisse «rendre raison» du deuil, mais estime que c'est le deuil qui pousse à la philosophie, qui peut animer la pensée de façon telle que, par elle, apparaisse une chance de «se réapproprier cette vie et la faire nôtre, afin que nous ne demeurions pas étrangers à nous-mêmes». Une méditation profonde. R.M.
Musique
Jean-François Boukobza, György Ligeti, Études pour piano. Contrechamps Poche, 264 pp., 12 €.
Evoquer György Ligeti, c’est remonter de longs sentiers de randonnée musicale : atonalité, avant-gardisme, postmodernisme et leur critique… Le chemin compositionnel du Hongrois est si fluctuant et en même temps si réfléchi qu’il synthétise aussi l’histoire de la musique du XXe siècle, et une partie de celle des idées (notamment sur les théories du chaos apparues dans les années 60 et qui nourrissent son corpus). En prenant pour pivot les quintessentielles Etudes pour piano (1985-2001), le musicologue Jean-François Boukobza plonge dans le tissu de ces œuvres, jusqu’à préciser leur moelle musicale, tout en remettant en contexte leur importance au sein de la musique moderne, dans l’ombre de leur auteur visionnaire et désabusé, sans cesse en mouvement créatif, qui par exemple déclarait en 1993 : «Avec l’effondrement de l’utopie socialiste et l’évolution de la civilisation technologique par la diffusion de la micro-informatique, le temps de l’avant-garde artistique est révolu.» Ne perdons pas courage non plus. G.Ti.