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Libération
Critique

Vient de paraître

publié le 20 mars 2020 à 17h31

Romans

Claudine Londre L'ombre de ma mère

Il peut être vraiment pénible d'être suivi par son ombre, surtout quand ce n'est pas la sienne. La narratrice se retrouve collée dans ses moindres mouvements par l'ombre de sa mère disparue. Ce qui apparaîtrait comme son seul répit, les jours de pluie, tombe même à l'eau. «Sait-on seulement ce que font les ombres quand il pleut ? Non, certes, mais du moins restent-elles dans leur tanière. Il faudrait donc, que par malchance, seule la mienne soit sans logis.» De surcroît, la narratrice presque quinquagénaire n'a pas d'activité et pour tout dire, s'avère très inutile. Elle fréquenterait bien «les Inutiles anonymes», mais cette ombre l'encombre. Un premier roman espiègle qui, l'air de rien, s'avère un profond voyage initiatique. Et un joueur de mots et de métaphores. «Si j'étais écrivain, peut-être que moi aussi j'aimerais cacher des oignons dans mes phrases pour faire sangloter mes lecteurs.» F.RL

Samuel Aubin Istanbul à jamais

Le matin du 16 juillet 2016, Simon voit ce message s'afficher sur l'écran de son téléphone : «Le commandement général de la gendarmerie vient d'être repris aux militaires séditieux. C'est maintenant certain, ils ont manqué leur coup.» Claire et Simon habitent à Istanbul depuis deux ans avec leur fils, et ce matin-là, l'air est «repeint de poisse». Ils quittent la Turquie. Erdogan a repris la main, plusieurs petits commerces sont fermés tandis que certains «reviennent de Carrefour avec de grands sacs chargés à bloc». Le narrateur remonte le temps et raconte ce qui s'est passé durant les semaines qui précédaient la tentative de coup d'Etat. Simon, documentariste, observe la tension monter : «La tristesse d'Istanbul est infinie et sublime» en ces temps troubles qui opposent deux familles de sunnites conservateurs, alliées jusque-là, celle de Gülen et celle d'Erdogan. En octobre 2017, Simon retourne à Istanbul et assiste au procès de militaires actifs la nuit du 15 au 16 juillet. «Ce qui est mort, c'est la Turquie moderne.» V.B.-L. 

Jiri Weil Mendelssohn est sur le toit précédé de Complainte pour 77 297 victimes

Une statue a longtemps obsédé Jiri Weil (1900-1959), juif de Prague et survivant de la Shoah, qui plus tard sera interdit de publication par le régime communiste. Cette figure de pierre est celle du compositeur Mendelssohn-Bartholdy, édifiée avec d'autres représentations de musiciens, dont Wagner, au sommet du Rudolfinum, prestigieux lieu de concerts pragois. Les nazis l'avaient fait abattre, ne supportant pas d'écouter de la musique surplombés ainsi par un juif, même de pierre. En 1946, Jiri Weil monta sur le toit pour montrer à un professeur au conservatoire la statue renversée, dont seule la main était cassée. De cette histoire vraie, il a fait l'amorce d'un livre à mi-chemin entre le conte et le roman historique. D'autres statues, humaines cette fois, jalonnent l'ouvrage, comme un sombre chemin de procession : un médecin juif atteint de la maladie de la pierre et une vieille comtesse à la fenêtre d'un immeuble incendié. Dans ce roman où la part de fiction sait rester discrète face à l'horreur de la vérité historique, l'auteur parvient à instiller aussi une bonne dose d'humour noir, qui fait penser au regretté Edgar Hilsenrath, mort à 92 ans il y a un peu plus d'un an. F.F.

Histoire

Vincent Milliot (dir.) Histoire des polices en France. Des guerres de religion à nos jours

Longtemps abandonnée à une littérature «maison» ou pittoresque, l'histoire des polices (lesquelles incluent gendarmeries, gardes champêtres, sécurité privée) s'est développée à compter des années 90. Le maître d'œuvre du présent livre a réuni trois historiens de la jeune génération (Emmanuel Blanchard, Vincent Denis, Arnaud-Dominique Houte) pour offrir une synthèse illustrée et très à jour. Le choix de la longue durée permet de «questionner le récit convenu de l'avènement d'une police moderne, étatisée et centralisée». Les continuités sont fortes : la longue marche d'une professionnalisation amorcée dès l'Ancien Régime, le rôle clé de l'institution dans la construction de l'Etat, l'exceptionnalité donnée à la police parisienne ou encore la méfiance suscitée depuis longtemps. Mais des évolutions surgissent aussi, comme l'invention des polices coloniales ou le resserrement progressif de l'activité, longtemps très englobante, sur la seule question de la «sécurité» publique. L'ouvrage inaugure l'extension à des thématiques particulières d'une collection, «Références», limitée jusqu'ici à la seule histoire de France. D.K.

André Pessel Les versions du sujet

Disparu le 18 décembre, André Pessel - inspecteur général de l'éducation nationale, maître de conférences à l'Ecole normale supérieure (sur demande de Jacques Derrida et de Louis Althusser), longtemps professeur en classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand - a été, pour beaucoup, un maître, spécialiste émérite de Montaigne, Descartes, Mersenne, Spinoza, mêlant la rigueur du savoir et la «douceur» de la transmission pédagogique. Dans les Versions du sujet, il radiographie les «figures de la subjectivité», ou les «déclinaisons de l'ego» qui varient «selon les ontologies, moniste ou dualiste», en insistant sur celles qui ont été proposées par «le courant sceptique français des XVe et XVIIe siècles» et que le rationalisme classique «a symptomatiquement refoulées du côté des productions des "libertins" ou littératuralisées sous la forme de "curiosités"», venant de penseurs dits «mineurs», de Jean-Pierre Camus à Charron, de Gabriel Naudé à François La Mothe Le Vayer. R.M.

Michel Blay La déchirure du penser. Essai sur l'effacement du logos

L'infini est d'abord mathématique, géométrique, et s'il est difficile de le penser, on peut au moins le «représenter». L'infini métaphysique renvoie à quelque chose de plus flou, et sans doute plus impensable encore. Ne pouvant s'appliquer «ni aux nombres, ni à l'étendue», disait Fontenelle, il pourrait n'être qu'une «fausse idée», ne servant qu'à «nous troubler et nous égarer», et sur laquelle il n'y a pas grand-chose à dire. Directeur de recherche au CNRS en histoire et philosophie des sciences, Michel Blay ne partage pas cet avis : au contraire, «interroger ce "flou" et ce "rien à dire"» est à ses yeux un «questionnement essentiel», portant sur «le sens même de la connaissance» et sur ce «qu'on doit appeler "penser"». Plus encore : «L'ouverture, dans le questionnement, à la totalité est à la fois pensée et méditation, interrogation sur l'énigme de l'homme, sur son exister, sur mon exister.» Cependant, cette ouverture à la totalité n'est pas une «saisie», ni la «maîtrise conceptuelle par l'utile et le calculable». Plutôt un «accueil», un «laisser venir». Pour le montrer, Blay reparcourt l'histoire du logos, de Héraclite à Giordano Bruno, à Galilée, à Descartes - et arrive à faire une place à la poésie. R.M.