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Libération
Critique

Vient de paraître

publié le 3 avril 2020 à 17h06

Romans

Åsa Ericsdotter L'Epidémie

Le charismatique Johan Svärd et son Parti de la santé parviennent au pouvoir en Suède. La foi ou le social ne paient plus. La santé est un bien meilleur levier. «L'idéologie de Svärd […] c'était la promesse d'une vie plus svelte et plus heureuse.» L'ennemi, l'épidémie, c'est la graisse. Le gros, l'obèse, son camp mobile retranché. L'objectif, «une Suède à zéro pour cent de matière grasse». Pour l'atteindre, un arsenal inédit est déployé : d'abord l'«AirFood», ou les églises «aussi vides que les vidéoclubs depuis Netflix» transformées en centres de sport. Puis viendront les appartements réservés aux minces, les «licenciements en fonction du poids des employés», les opérations chirurgicales obligatoires… Et si ce n'est toujours pas suffisant, il faudra bien imaginer de nouvelles armes. «Sois anorexique ou crève», tranche Landon, jeune chercheur enrobé aux premières loges de cette révolution par le vide… Une dystopie gratinée et sa laitue iceberg totalitaire.A.I.-A.

Ali Al-Muqri Le pays du Commandeur

Quelle idée a le narrateur de séduire la fille d'un dictateur alors que la région danse sur un baril de poudre ? Il faut dire que les cartes sont très embrouillées : L'Irassybie, «le pays du Commandeur», ne se présente-t-il pas comme celui du «Printemps arabe» ? Le tyran, en tout cas, sait comment impressionner les foules. Il s'habille comme une pop star : pantalon, tunique et abaya immaculés ; et se chausse de «cuissardes blanches à tiges transparentes, avec des talons garnis de strass dans lesquels étaient serties des figurines représentant l'une un serpent, l'autre une tête de mort affublée d'une épaisse perruque blonde». Après cette description digne de la Fashion Week, indiquons déjà que «le Désirable» finira mal et que le narrateur, un écrivain cairote venu rédiger la légende dorée du dictateur, ne chassera pas la pauvreté «à coups de pied aux fesses». Une fable politique enlevée, écrite par un auteur yéménite réfugié depuis 2015 en France. F.F.

Siri Ranva Hjelm Jacobsen île

Que trouve-t-on sur les îles Féroé ? Des moutons, une langue (le féroïen), une capitale, Tórshavn, un Parlement qui s'appelle «Lagtingtet», des chercheurs de diamants et des météorologues. Le vent souffle fort et lorsque tombe la nuit, même en ville, tout s'endort. La narratrice est née à Copenhague. Elle souhaite en apprendre davantage sur ces îles qui constituent une province autonome du Danemark et d'où sont originaires ses grands-parents. Ils ont abandonné la vie insulaire dans les années 30 pour travailler et étudier à Copenhague. Ils avaient appris également l'anglais et le danois. Ile est un premier roman poétique et paisible dans lequel l'auteure, née en 1980, décrit en les détaillant de plus en plus le mode de vie, le passé et le paysage des îles Féroé. Lorsque son exploration avance, elle se pose des questions de fond : l'expression «avoir chez soi» signifie-t-elle quelque chose ? Est-ce «un état, les gens que l'on retrouve» ? Comment devient-on, sous l'effet de l'assimilation, «un invité dans sa propre famille, l'hôte du sang»V.B-L.

Récit

Hanna Krall Les vies de Maria

«Au fond, j'aimerais que ce livre ne se termine jamais.» Cette réflexion de Hanna Krall qu'on imagine bien venant d'un lecteur surprend de la part d'un auteur. Mais elle se comprend mieux, si l'on considère sa façon de travailler et son écriture, concrétion de phrases concises comme rapportées d'une cueillette naturaliste. Née en Pologne en 1935, «légende du reportage littéraire» (dixit son éditeur), Hanna Krall, avec les Vies de Maria, revient sur une histoire vraie durant l'Occupation nazie, racontée au cinéaste et ami Krzysztof Kieslowski qui s'en inspira pour le Décalogue 8 : un couple avait promis d'être parrain et marraine d'une enfant juive pour la mettre à l'abri, puis avait reculé. L'auteure va à la recherche de témoins, d'autres récits se greffent, des pistes s'ouvrent, d'autres se ferment, la vie torrentielle s'engouffre. F.F.

Documents

Emma Goldman De la liberté des femmes

La première de ces deux conférences réunies pour la première fois en français, «La tragédie de l'émancipation féminine» (1906), reconnaît les avancées du mouvement d'émancipation mais aussi ses limites paradoxales. «Dès lors, si les femmes désirent vraiment être libres, elles sont confrontées à la nécessité de s'émanciper de ce mouvement d'émancipation.»La seconde, «Le droit de vote des femmes» (1910), va dans le même sens : voter ne peut être l'objectif ultime, plutôt se défaire d'une domination intériorisée. Comme on le voit, la pensée vigoureuse d'une femme de tête, Emma Goldman, anarchiste d'origine russe, émigrée aux Etats-Unis qui en fit une bête noire. F.Rl

Paul Nougé La conférence de Charleroi

«Il est certain que la musique est dangereuse.» La musique, ses moyens, ses effets, ses représentations sont le sujet de cette conférence du poète surréaliste belge Paul Nougé (1895-1967), le 20 janvier 1929 à Charleroi, à l'occasion d'un concert du surréaliste André Souris et d'une exposition de René Magritte. Ce texte majeur a une portée à la fois théorique, politique, esthétique et toujours tonique. F.Rl

Blossom Margaret Douthat Un amour de la route. Lettres à Simone de Beauvoir août-octobre 1958

Puisque nous ne pouvons plus bouger, suivons les frasques de l'intrépide Blossom de Paris à Milan, l'été 1958, en auto-stop, avec une préférence pour les camions. Au mois de juin, cette étudiante américaine a déposé chez Simone de Beauvoir les huit mille pages de son journal intime. Et on dira ce qu'on veut de Beauvoir, mais la curiosité et la générosité faisaient partie de ses qualités : elle a lu ce «fatras» (sa propre expression), elle en a reçu l'auteure, qu'elle a encouragée à écrire. D'où ces «Lettres à Simone de Beauvoir», à la fois naturelles et concertées. Elles sont très libres. La jeune femme aime les rencontres, couche avec qui veut, et s'invente une histoire d'amour torride avec un routier, Raymond le Niçois, un communiste. Sylvie Le Bon de Beauvoir a légué l'ensemble à l'APA (l'Association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique) fondée par Philippe Lejeune. Blossom Margaret Douthat, 89 ans, vit aujourd'hui à Providence, aux Etats-Unis. Il paraît qu'elle continue à tenir son journal. Cl.D.

Jean-Richard Freymann Amour et  transfert 

Le rapport entre l'amour et le transfert (Freud, de «amour de transfert», fait un seul mot : Übertragungsliebe) est une question centrale, tant de la théorie que de la pratique psychanalytique, qui, mal maniée, non contrôlée, peut réduire à néant les effets de la cure, sinon anéantir l'analysé et/ou l'analysant. Psychanalyste, président de la Fédération européenne de psychanalyse (Fédépsy), psychiatre, praticien hospitalier au CHU de Strasbourg, Jean-Richard Freymann se saisit du problème en élargissant quelque peu l'angle d'approche : il exploite bien sûr les ressources qui se trouvent chez Freud et Lacan (ou Lucien Israël et François Perrier) pour le transfert, mais, pour l'amour, fait jouer les signifiants et les exporte dans les domaines littéraires, philosophiques ou sociologiques, faisant par exemple référence à Shakespeare, Aragon, Hölderlin ou Philip Roth, au Platon du Banquet et à Kierkegaard, à Bourdieu ou à la notion de «séduction» proposée par Baudrillard… Car, au-delà des questions techniques liées au transfert, et à sa portée sur le plan thérapeutique, demeurent toujours celles, mystérieuses, du désir, de l'amour maternel, de l'amour de soi, narcissique ou «transnarcissique» et de l'amour de l'autre, bref, de l'amour sous toutes ses formes - auxquelles personne n'est jamais étranger. R.M.