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Libération
Critique

Vient de paraître

publié le 10 avril 2020 à 17h51

Romans

Anne Tyler Un garçon sur le pas de la porte

Comme sa consœur anglaise, la regrettée Anita Brookner, Anne Tyler préfère les personnages féminins. Mais, comme elle, il lui arrive aussi de se pencher sur le sort d'un héros de notre temps, un homme apparemment banal, voir par exemple les Adieux pour débutant (2012). Micah Mortimer, 40 ans, est un factotum perfectionniste. Auto-entrepreneur en informatique, naguère assez fort en son domaine, il circule dans son quartier afin de réparer ordinateurs et imprimantes récalcitrants. Dans sa résidence, il sort les poubelles. Plusieurs événements le bousculent : le fils de son premier amour vient le trouver en prétendant qu'ils ont un lien de parenté, ce qui est impossible ; l'institutrice qu'il fréquente est furieuse, il aurait commis une erreur, il ne comprend pas laquelle : «Il avait horreur que les femmes s'attendent à ce qu'on lise dans leurs pensées.» Même le passé lui joue des tours.Cl.D.

Clovis Goux Chère Jodie

John Hinckley est fou de Jodie Foster, qu'il découvre sous les traits d'une prostituée dans Taxi Driver de Scorsese. L'actrice débutante a 14 ans. Espérant l'impressionner, l'Américain moyen et perdu décide de tuer Ronald Reagan. Le 30 mars 1981 il tire six balles sur le président. Electrique, hypertendu, Chère Jodie raconte la marche de Hinckley vers cette tentative de meurtre et rend sensible le décor dans lequel baignent les habitants de la côte ouest américaine à la fin des années 70 : les images sont envahissantes, comme les armes, le soleil, les stars et les meurtres. Clovis Goux remarque que l'apparition de Jodie Foster dans l'industrie hollywoodienne marque une ère nouvelle de l'«usine à rêves». Après la sophistication des Ava Gardner et Humphrey Bogart, ce fut la mode des «jolies-laides», Anjelica Huston, Liza Minnelli, Shelley Duvall. Désormais, le temps est aux nymphettes qui se jettent «dans la gueule du loup» : Jodie Foster, Brooke Shields, Melanie Griffith.V.B-L.

Suzanne Duval Ta grossesse

Un test, deux tests, aucun doute possible. Elle est enceinte. Est-ce un espoir ou une catastrophe ? Ni l'un ni l'autre, ou les deux, ou tantôt l'un, tantôt l'autre. En tout cas, c'est son affaire. C'est «ton» affaire, puisque le roman - le deuxième de Suzanne Duval - est écrit à la deuxième personne. Et le père ? Ils ne se connaissent pas vraiment. «Il habite au rez-de-chaussée de l'immeuble voisin du tien, à Paris. Tu l'as rencontré au café.» Le vendredi soir, ils couchent ensemble. Le lundi, elle prend le train pour Strasbourg, où il y a l'annexe du cabinet de sa mère : elles sont avocates. Pour quelle décision plaider ? Sur le trajet, des rencontres réconfortantes, ou décevantes, ou les deux. Cl.D.

Poesie

Hubert Voignier Une rhétorique des nuages

Après avoir consacré un livre à l'herbe, Hubert Voignier tourne la tête vers le ciel. Il y contemple les nuages et loue dans une Rhétorique réjouissante les bienfaits de cette activité, rappelle-t-il, parmi les plus démocratiques qui soient : que l'on soit riche ou pauvre, en confinement ou à l'air libre, le défilement des nuages est un spectacle captivant et gratuit. Parce qu'ils sont imprécis, rarement menaçants, qu'ils constituent des supports faciles à la rêverie, «on ne peut que se découvrir ou se reconnaître de profondes affinités avec ces convois de nuages qui semblent débarquer de nulle part pour envahir l'immensité aérienne qu'ils parcourent de long en large avec une infinie lenteur, semblables à des troupeaux de bêtes préhistoriques extravagantes». Il aborde tout de même la colère des nuées, dans un chapitre voué à la contemplation de l'orage et à l'accueil du «frisson ancestral», quasiment érotique, qu'il provoque. G.Le.

Patrick Mauriès Roland Barthes au fil du temps

Quatre textes de circonstances - datés de 1992, 2002, 2015, 2019 - autour de la figure d'un maître et ami. Les souvenirs comme des strates, sans chercher à mettre en avant une connaissance intime ou privilégiée, juste en modifiant, ici et là, le regard porté sur un portrait. Un lycéen de province, dans les années 70, découvre les textes de Roland Barthes, «le mordant de certaines attaques, en même temps qu'une évidente générosité», en éprouve «un extraordinaire sentiment de liberté». Impétueux et maladroit, le lycéen écrit à Barthes. Qui répond. L'échange se poursuivra à Paris, au séminaire rue de Tournon, et dans les cafés, dont l'auteur dresse la cartographie. Celle-ci commence par le Quartier latin, mais s'étend plus tard vers l'Opéra et la rue Sainte-Anne, avant de s'arrêter au Palace, rue du Faubourg-Montmartre. A présent plus âgé que Barthes l'était à sa mort, l'auteur se souvient des riches heures de sa propre jeunesse : «Moment de grande promesse, comme l'était incidemment la société en général.» Cl.D.

Guillaume Cuchet Une histoire du sentiment religieux au XIXe siècle

Que le XIXe siècle ait été celui du scientisme et du positivisme ne l'empêche pas d'avoir été aussi une période de ferveur et de créativité religieuse. En 1872, date du dernier recensement réalisé «selon les cultes», 98 % des Français se déclarent encore «catholiques romains». Mais ce livre, signé d'un des meilleurs historiens du religieux actuels, insiste surtout sur les grandes innovations des années 1840-1860 : la multiplication d'églises et de dogmes promus par les «nouveaux philosophes» du temps (Jean Reynaud, Pierre Leroux, Saint-Simon, etc.), les liens retrouvés entre socialisme, ésotérisme et religion, l'invention du spiritisme qui trouve en France nombre de ses prophètes et ses promoteurs (Victor Hugo), l'avènement de nouvelles sensibilités et pratiques, notamment funéraires. Une sorte de «New Age» avant l'heure, nourri de croyances officielles comme de spiritualités exotiques (le bouddhisme est introduit vers 1855), qui contribua à cette «religion de sortie de la religion» naguère pointée par Marcel Gauchet. D.K.

Philosophie

Michael Walzer, Astrid von Busekist Penser la justice

Figure marquante de la gauche intellectuelle américaine, philosophe politique mondialement connu, Michael Walzer s'entretient ici avec Astrid von Busekist, professeur de théorie politique à Science-Po Paris, et rédactrice en chef de la revue Raisons politiques. Au cours de la «longue conversation», qui s'est déroulée entre Paris, Tel-Aviv et New York, sont révélés l'itinéraire intellectuel de Walzer et ses innombrables combats politiques, depuis le mouvement des droits civiques et l'opposition à la guerre du Vietnam, jusqu'aux conflits au Moyen-Orient, la condition des Kurdes, et les dures critiques adressées, en tant qu'«intellectuel, américain, juif, très proche d'Israël», à la «politique d'occupation menée par le gouvernement israélien». L'essentiel de la réflexion - théorique, mais toujours indexées aux situations les plus concrètes - se focalise sur le rôle de l'Etat, les «guerres justes et injustes», les frontières, la «société libérale» (qui ne peut pas se définir uniquement en termes de satisfaction des besoins, mais exige «un ensemble de croyances sinon communes du moins partagées»), et, bien sûr, la justice. Celle-ci est pensée non sous l'égide d'une «théorie de la justice», à la manière de John Rawls, mais selon la notion de «sphères de justice», multiples, différentes, contextuelles, au sein desquelles les critères fixant l'«équité de la distribution», vouée à la réduction des inégalités, changent à chaque fois. R.M.

Yamauchi Tokuryû Logos et lemme. Pensée occidentale, pensée orientale 

Elève de Husserl, longtemps professeur de philosophie grecque à l'université de Kyôto, spécialiste de l'histoire de la pensée bouddhique, des classiques chinois, sanskrits et palis, Yamauchi Tokuryû (1890-1982) livre ici les résultats d'une entreprise colossale : faire se rencontrer et se confronter la pensée occidentale, en large partie régie par le logos, le principe de non-contradiction ou une «logique ramenée au principe d'identité», et la pensée orientale, qui au logos substitue le lemme, à savoir un monde de pensée fondé sur l'intuition ou sur ce qu'on tient pour acquis avant de poursuivre un raisonnement. Le philosophe japonais suit d'abord le «déploiement du logos», en partant des Présocratiques, de Parmenide, d'Aristote pour arriver à Kant, à Fichte et à Hegel, puis, de l'autre «aile de la pensée», il observe la logique du fondateur du bouddhisme du Grand Véhicule, Nāgārjuna, ouvre sur le taoïsme, s'aventurant de plus en plus loin dans une forêt de concepts - dont celui, essentiel, de «milieu» - qui viennent effectivement «altérer», rendre autres, les notions classiques de la pensée occidentale, de sorte qu'elles puissent se tresser avec celles de la pensée orientale, et bâtir un pont. R.M.