De César à De Gaulle, les généraux entrés en politique n'ont pas craché sur l'écriture, surtout pas Napoléon. Son premier volume de «lettres, proclamations, discours, messages» paraît dès 1808. Des flopées d'éditions diverses se succèdent jusqu'à ce que, de 2004 à 2018, la Fondation Napoléon publie chez Fayard quinze tomes de correspondance complète. Le volume de Bouquins Entre l'éternité, l'océan et la nuit (qui tire son titre d'une phrase d'une lettre de 1804 à Joséphine, c'est «l'âme» qui se situe dans ce triangle) a fait un choix drastique dans cette immensité de 40 497 lettres en n'en retenant qu'un chouïa plus de 2 % (857) - ce qui fait quand même 1 200 bonnes pages. Les textes des hommes d'Etat suscitent souvent la même crainte que ces inédits de grands écrivains dénichés après leur mort : ont-ils vraiment un intérêt en soi ou seulement parce que leur auteur a fait autre chose ? Il est évident qu'on lirait moins Napoléon si Bonaparte était resté petit caporal. Mais c'est aussi parce que l'écriture lui a permis d'être un coach sans pareil («Soldats, vous êtes nus, mal nourris…») qu'il eut ce destin. Chateaubriand, contempteur éclairé de l'empereur, n'accordait à l'auteur que «l'éloquence de la victoire». Si ce n'est que l'éloquence eut sa part dans ces victoires.
Dès 1790, «ses frères et lui ambitionnaient désormais des bénéfices plus tangibles qu'une gloire littéraire forcément moins rentable», écrit Patrice Gueniffey dans sa préface. «Avec les proclamations à ses soldats, on tient sa correspondance avec l'armée ; avec les adresses et réponses de l'Empereur, on dispose de sa correspondance avec les institutions ; enfin, avec les bulletins, on découvre sa correspondance avec la nation», écrit Loris Chavanette dans son introduction. Et il y a la correspondance familiale au sens large, les lettres aux parents pour annoncer la mort d'un fils ou d'un mari et les lettres intimes à Désirée Clary, Joséphine (l'introduction précise que la fameuse phrase «Ne te lave pas, j'accours et dans huit jours je suis là» n'a jamais été écrite), Marie Walewska et Marie-Louise («papa François», l'empereur d'Autriche, choisira cependant en 1813 les Russes contre son gendre).
De Valence, à Jean-Marie Naudin, «commissaire des guerres», en 1792, pour justifier l'illisibilité de son écriture : «Le sang méridional coule dans mes veines avec la rapidité du Rhône.» Bonaparte réutilisera volontiers l'expression. A Joséphine, 1796 : «Je n'ai pas passé un jour sans t'aimer ; je n'ai pas passé une nuit sans te serrer entre mes bras ; je n'ai pas pris une tasse de thé sans maudire la gloire et l'ambition qui me tiennent éloigné de l'âme de ma vie. Au milieu des affaires, à la tête des troupes, en parcourant les camps, mon adorable Joséphine est seule dans mon cœur, occupe mon esprit, absorbe ma pensée. Si je m'éloigne de toi avec la vitesse du torrent du Rhône, c'est pour te revoir plus vite.» «Ma vie est un cauchemar perpétuel», lui écrit-il quand il en est encore séparé et qu'il vole de victoire en victoire. Napoléon à la même, en 1805, quelque temps après lui avoir envoyé à plusieurs reprises «mille choses aimables partout» : «Il y a fort longtemps que je n'ai reçu de tes nouvelles. Les belles fêtes de Bade, de Stuttgart et de Munich font-elles oublier les pauvres soldats qui vivent couverts de boue, de pluie et de sang ?» A Marie Walewska, 1807 : «Il y a des moments où trop d'élévation pèse, et c'est ce que j'éprouve. Comment satisfaire le besoin d'un cœur épris qui voudrait s'élancer à vos pieds et qui se trouve arrêté par le poids de hautes considérations paralysant le plus vif des désirs ? Oh ! si vous vouliez…» Pour la beauté du romanesque, la jeune Polonaise lui restera fidèle dans sa chute, en 1814.
On lit toute la confiance que Bonaparte a en Talleyrand et Fouché, puis toute la méfiance qu'en a Napoléon. Tout frère qu'il est, le roi de Westphalie s'en prend plein les gencives et l'empereur menace des flopées de «Majesté». Il y a le dernier bulletin, en pleine Bérézina, où, indique l'édition, «c'est un désastre humain transformé en victoire militaire» par la force des mots qui n'influent cependant pas sur la réalité. «Des hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent ébranlés perdirent leur gaieté, leur bonne humeur, et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes ; ceux qu'elle a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté et leurs manières ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter.» Ultime phrase à la Grande Armée : «La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure.»