Menu
Libération
Critique

Vient de paraître

publié le 29 mai 2020 à 17h51

Romans

Saphia Azzeddine Mon père en doute encore

«Mon père est un conteur. Il ne sait pas synthétiser.» Il emprunte tant de détours pour citer une anecdote qu'il en devient hilarant. Il a une autre manie : prolonger une conversation une fois qu'il n'y a plus personne pour la partager. Dans un livre à la construction chaotique et donc sympathique, la romancière et scénariste Saphia Azzeddine, née au Maroc en 1979, raconte la vie de son père et dépeint sa personnalité. Orphelin très tôt, il ne s'est soumis à aucune autorité et certainement pas à celle de Dieu. Il ne faisait pas de politique mais refusait la corruption que proposaient les policiers aux commerçants dont il faisait partie. Il a un «côté Kadhafi». Autoritaire, féministe, élégant, couturier comme son épouse, toujours désolé de ne pas gagner davantage d'argent, il apprit à sa fille à ne jamais se trouver démunie face à un homme qui pourrait lui lancer alors : «Ta gueule, c'est moi qui paie !» Autodidacte, il admire ceux qui maîtrisent les mots et manifestent «un sang-froid à toute épreuve […]. C'était tout le contraire de ce qu'était mon père». V.B.-L.

Frédérique Berthet Never(s)

Une grand-mère «qui fait des écritures», une valise confiée avant de mourir pleine de lettres attachées en paquets par des rubans : voilà l'amorce de ce roman, récit d'une vie minuscule par petite-fille interposée. «Mais doucement Petite, ne va pas si vite, on n'en est pas encore là.» Frédérique Berthet réveille la voix de cette mamie épistolière, qui était la sienne, reconstitue les débuts de sa vie conjugale. Etiennette est à Casablanca, puis à Saint-Benin-des Bois, près de Nevers. Toute jeune mariée, elle a été séparée de son Georges, parti combattre les troupes allemandes, puis embarqué dans la guerre d'Indochine pour une durée indéterminée. L'attente, les retrouvailles, des considérations sur la géopolitique, les soucis et les joies qu'apportent les enfants, la peur de n'avoir pas assez coupé de bois pour l'hiver lors d'une permission… Ecrire, des deux côtés, est le carburant de cette histoire d'amour née dans une époque sombre. F.F.

Xavier Houssin L'Officier de fortune

Le monologue d'un officier de carrière, ancien de la France libre, retraité en 1960. Il a été heureux parfois, au gré de ses affectations, Afrique du nord, Indochine, Pacifique Sud. Veuf d'une femme qui le détestait et qu'il n'a pas osé quitter, il cherche à renouer avec celle qu'il aimait. Elle enseignait les mathématiques, elle l'a suivi de poste en poste, ils ont vécu dans une douce clandestinité. Ils se sont séparés parce qu'il n'a pas eu le courage de choisir. Ils ont eu un garçon, qu'il a reconnu mais ne connaît pas encore. Celui-ci a 18 ans, de la graine d'intellectuel poète, de rêveur et de rebelle comme on en rencontre dans les années 70. Parviendront-ils à déjouer la fatalité, à réparer, à réconcilier la longue lignée de pères mutiques qui constitue leur famille ? Avec une tristesse résignée, comme à mi-voix, le narrateur conte ses échecs depuis le pavillon de banlieue dont il s'échappera peut-être. «J'ai eu de suite cet endroit en horreur. Cela fait quand même presque quinze ans que j'y vis maintenant.» Cl.D. 

Marie Maher Pour la beauté du geste

Les yeux secs, une femme vient enterrer son père, il rejoint au cimetière l'épouse qui l'a précédé de peu. A deux cents kilomètres de Paris, c'est une petite ville où les trains à grande vitesse ne s'arrêtent pas. On les entend de la maison qu'il faut à présent nettoyer, fermer et vendre. La narratrice avance et recule, fait la navette entre son enfance solitaire et le jour où son père s'est tué, entre les gestes de naguère qu'elle retrouve et l'allure qu'elle a aujourd'hui, entre les insultes du père qui gueule et la morgue. Elle était là, dans le jardin, au moment de l'accident. Elle ne l'a pas sauvé. Premier roman. Cl.D. 

Melvin Van Peebles Un Américain en enfer. Un conte populaire

Wombat avait déjà publié les chroniques Hara-Kiri (le Chinois du XIVe) de l'Américain Melvin Van Peebles, touche-à-tout brillant, peintre, réalisateur, acteur, musicien, écrivain, qui vit à New York et est âgé de 87 ans. Voilà qu'il retraduit un roman satirique paru dans les années 80 aux Etats-Unis après avoir été prépublié dans le magazine Playboy. Il s'agit d'une fable loufoque et acide sur le racisme, menée à gros traits. A 27 ans, George Abraham Carver, un Noir qui n'a vraiment pas eu de chance dans sa courte existence, condamné à plusieurs reprises pour des faits qu'il n'a pas commis, finit par être tué en prison dans l'éboulement d'une carrière. Les cieux ne sont pas plus cléments, et il se retrouve en enfer. Avec Dave, un ami blanc scalpé par les Indiens, ils sont envoyés dans l'Amérique de 1938. «A présent que tout était fini, Abe se sentait soulagé. Si la démocratie avait trahi ses idéaux, ce n'était plus son fardeau. Il envisageait même avec impatience de retourner en enfer.» F.Rl 

 Manu Joseph Miss Laila armée jusqu'aux dents

Des nationalistes hindous très agressifs, dont le parti vient de remporter les élections, s'en prennent aux musulmans, aux femmes, à tous ceux qu'ils considèrent comme des êtres inférieurs. Une étudiante délurée, fille de la bourgeoisie, se rend célèbre avec ses canulars filmés où elle piège des célébrités : «Ses victimes sont de riches marxistes, socialistes ou écologistes, quiconque, en fait, mange de la salade en Inde.» Mais la voici en train de ramper pour tenter de sauver un type coincé sous les éboulis. Il dit qu'un attentat va avoir lieu. Nous en suivons les protagonistes, l'occasion de rencontrer la valeureuse Laila du titre, qui, à 19 ans, tient sa nombreuse famille à bout de bras. Un immeuble s'écroule à Mumbai, et c'est toute la société indienne que l'auteur secoue, avec audace, verve et générosité. Le précédent roman de Manu Joseph, le Bonheur illicite des autres, est paru en poche chez le même éditeur. Cl.D. 

Nouvelles

Anne Serre Au cœur d'un été tout en or

Une mère qu'on ne reconnaît plus à l'allure de Liz Taylor, deux personnes faites pour s'aimer et qui ne se rencontrent jamais, un amant observé incognito qui sort un revolver du tiroir de son bureau, une ombre ironique qui apparaît sur l'asphalte sous un ciel sans nuages près d'Exeter, une actrice débutante qui mouche une star célèbre… Ce recueil de trente-trois textes, qui vient de remporter le prix Goncourt de la nouvelle, parle de famille, de souvenirs, de rêves, de moments anodins, d'écriture très souvent, avec une jolie assurance tranquille. Ce qui fait tout son charme, c'est cette façon d'aller dans des angles de fuite, mi-sérieux mi-malicieux. «Les gens ont bien le droit d'avoir deux vies. Il me semble même beaucoup plus naturel qu'ils en aient deux qu'une seule.» Du même auteur est paru également cette année Grande tiqueté (Champ Vallon). F.Rl 

Essai

Julien Cueille Le symptôme complotiste. Aux marges de la culture hypermoderne 

Voilà un livre qui tombe à pic, et même en plein pic de la florissante production complotiste alimentée sur tous les réseaux du monde par la pandémie du Covid-19. Enseignant, agrégé de philosophie et docteur en études psychanalytiques, Julien Cueille livre ici une analyse très complète du conspirationnisme, et plus précisément des rapports déréglés entre le développement de la science et de son bras armé qu'est la technique, qui normalement devrait «éradiquer l'irrationnel», et la persistance, sinon l'accroissement exponentiel des théories les plus farfelues et autres bricolages intellectuels, faux savoirs, croyances contre lesquels la «vérité» ne peut rien. En suivant une démarche anthropologique et en utilisant les concepts de la psychanalyse, Cueille concentre son attention sur le monde des adolescents, et montre que leur façon d'accepter assez facilement les «vérités alternatives» - et donc de soupçonner des intrigues cachées sous la «vérité officielle», qui est celle du pouvoir, du «père» - doit certainement quelque chose à une résistance contre le «contrôle» imposé par la société, ou à la création d'aires «sacrées» dans lesquelles peuvent s'effectuer les «rites de passage» que la société désenchantée n'offre plus. R.M.