Pour les manuels d’histoire, le maréchal Pétain et le général de Gaulle sont deux adversaires acharnés que séparent quelques images d’Epinal gravées dans les mémoires. En 1916, Philippe Pétain, le sauveur de Verdun, héros des poilus, acquiert le statut d’icône vivante. Le 18 juin 1940, en plein désastre militaire, Charles de Gaulle devient le symbole de la résistance et du courage alors que la veille, le vieux maréchal avait fait «à la France le don de [s]a personne» préparant l’armistice et la collaboration honteuse avec le régime hitlérien. Quatre ans plus tard, ce sera pour le premier la descente triomphale des Champs-Elysées dans un Paris libéré tandis que le second, sénile, se terre à Sigmaringen avant de rentrer en France pour être jugé et condamné. Deux trajectoires, deux destins, qu’a priori tout oppose. Et pourtant… Qui se souvient que les deux hommes se connaissent depuis toujours ? Que la carrière du jeune Charles de Gaulle a longtemps bénéficié de l’appui et des passe-droits de son supérieur et mentor qui voyait dans son cadet son successeur naturel, voire le fils qu’il n’avait jamais eu ? Entre les deux soldats, il y eut de l’estime et de l’admiration ; avant que ces caractères taiseux aux egos surdimensionnés ne s’éloignent puis se déchirent.
Iconoclaste
Dans l'introduction de son De Gaulle et Pétain, Pierre Servent se plaît avec malice à réécrire la relation des deux militaires à la manière d'un drame shakespearien : une tragédie pleine de bruit et de fureur, dans laquelle un jeune prince ambitieux s'oppose à un vieux roi sans héritier. Méfiance, trahisons, fracas des armes ; à quelques années d'intervalle, l'un et l'autre auront entre les mains le sort du royaume et la condamnation à mort de l'autre. Au premier regard, peu de points communs entre ces deux hommes que plus de trente ans séparent. L'un vient de la terre, l'autre de la petite noblesse citadine ; l'un est un bel homme multipliant les conquêtes féminines, l'autre une «grande asperge» à la vie privée rectiligne. Mais derrière l'uniforme, que de ressemblances chez ces deux grands timides !
Leur première rencontre date de 1912. Quand le lieutenant de Gaulle, frais émoulu de Saint-Cyr, rejoint le 33e régiment d'Arras que commande le colonel Pétain, ce dernier est à deux ans de la retraite et placardisé en raison d'idées qui s'opposent à celles de l'état-major de l'époque. Iconoclaste brillant, Pétain a saisi l'importance de l'artillerie moderne et l'absurdité des grandes offensives meurtrières de l'infanterie. Il faudra attendre l'horreur des tranchées pour que ses analyses soient validées, d'où son extraordinaire promotion (même si son pessimisme chronique lui vaudra d'être écarté du haut commandement la dernière année du conflit).
Après guerre, devenu héros national et maréchal de France, Pétain fera venir à ses côtés Charles de Gaulle pour lui servir de plume. Mais ces deux monstres d’orgueil ne pouvaient cohabiter très longtemps. Dans les années 30, après avoir largement bénéficié de l’aide du maréchal, De Gaulle commence à s’émanciper. Alors que le vieux militaire décline doucement, le futur héros de la France libre se bat (en vain) pour promouvoir la création d’unités blindées autonomes (qui, couplées à une aviation modernisée, feront quelques années plus tard la force de la Wehrmacht). Une brouille littéraire achève de les séparer.
Pragmatisme
Ultime pirouette de l’histoire : quand débute le conflit contre l’Allemagne, le jeu de miroirs a définitivement inversé les rôles. C’est désormais De Gaulle qui a «une guerre d’avance». Le rénovateur insolent de 1912 est devenu, quant à lui, un conservateur obtus à la limite du gâtisme (Pétain a 84 ans lorsqu’il est nommé président du Conseil, le 16 juin 1940). Le pragmatisme et la prudence qui lui avait permis de devenir un chef victorieux, économe du sang de ses hommes, se sont transformés en un défaitisme prêt à toutes les compromissions. Pétain n’est plus qu’un astre mort. L’étoile du colonel de Gaulle (qui ne sera nommé général de brigade, à titre temporaire, que le 25 mai 1940) commence, elle, à briller. L’ultime acte de la tragédie shakespearienne peut débuter.