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Libération
Critique

Vient de paraître

publié le 19 juin 2020 à 17h41

Romans

Edouard Jousselin Les Cormorans

Le guano est un précieux fertilisant dont le commerce atteignit des sommets à la fin du XIXe siècle. Le Pérou en était déjà le plus gros producteur - courants marins frais, profusion de poissons et donc d'oiseaux pour les avaler. La France et la Grande-Bretagne recherchaient cette matière première et les magnats du guano s'enrichissaient. Les Cormorans, premier roman, met en scène de façon picaresque la guerre que se livrent les acheteurs de l'or blanc dans une partie fictive de l'Amérique latine entre 1870 et 1890. On reconnaît l'île de Pâques qu'exploitait le Pérou. Erudit, le livre peint avec entrain et fluidité le complot planifié par le terrible Capitaine Moustache pour ruiner un port vendeur de guano, en favoriser un autre, et empocher une petite fortune au passage. Dans le même temps, la reine Victoria, impératrice des Indes, s'apprête à célébrer son jubilé de diamant, et un marin amoureux d'une esclave essaie de la faire libérer. V.B.-L.

Valérie Paturaud Nézida

Une ferme dans la Drôme, années 1880. La famille est protestante, comme beaucoup dans la région. Les hommes désertent les veillées pour fréquenter les estaminets qui viennent d'ouvrir dans le hameau. Les idées républicaines font leur chemin. Nézida, petite-fille du maire qui fut soldat de Napoléon, est racontée par les siens, sa meilleure amie qui se rappelle comment «ce qui me protégeait l'étouffait», l'instituteur dont elle fut l'assistante, ses frères, sa mère qui la comprend mal, sa belle-famille. Nézida ne restera pas à la ferme, ne sera pas non plus ouvrière. Elle épouse le fils d'une grande famille, protestante elle aussi. Le destin de Nézida est d'être tôt brisé, on le sait d'emblée. Ce premier roman, dense, sobre, documenté, lui construit un tombeau. Cl.d.

Taffy Brodesser-Akner Fleishman a des ennuis

Hépatologue réputé, Fleishman attend une promotion à l'hôpital. En cours de divorce, il fréquente avec succès les sites de rencontres. Il s'habituerait à sa nouvelle vie si, soudain, il ne se retrouvait pas père à plein temps de ses deux enfants. Fini la garde alternée, sa femme a disparu. Un grief de plus qui s'ajoute à la longue liste de déceptions qui sert de bilan conjugal à Fleishman. Et Rachel, qu'en pense-t-elle ? Réponse à l'autre bout du roman. Cl.d.

Nouvelle

Alice McDermott Jamais assez

Cette délicieuse nouvelle, publiée dans le New Yorker en 2000, nous parvient au prix d'un cornet deux boules et se déguste aussi vite. La cadette d'une famille nombreuse y racle les coupes à dessert lorsqu'elle débarrasse la table et, en grandissant, garde un penchant pour la crème glacée. A 14 ans, sa mère la trouve avec un garçon sur le canapé familial, puis c'est sa sœur qui la surprend, puis son frère. «Plus tard, sa meilleure amie suggéra en plaisantant qu'elle aurait peut-être envie d'emporter ce canapé pour sa nuit de noces.» Elle devient mère de sept enfants et, le samedi matin, soupirs et agitation proviennent de la chambre conjugale - leur fils aurait aimé les taquiner, mais ne trouva jamais les mots. Alice McDermott n'a pas son pareil pour raconter comment fondent nos vies, morceaux croquants, cœur tendre. La religion et le poids des traditions comptent parmi ses thèmes de chevet ; parler du plaisir, solitaire ou partagé, qu'on peut s'offrir - y compris en lisant, en écrivant - dépasse la simple douceur. «Pêche, fraise, et vanille, la valeur sûre. Brownie, noix de pécan caramélisées, menthe-pépites de chocolat. Quatre-vingt-dix ans passés, et malgré tout, encore maintenant, la dernière chose qu'elle ressent à la fin de chaque journée, c'est son envie d'enrouler les jambes autour de lui, autour de quelqu'un.» T.St.

Baptiste Giabiconi Karl et moi

«J'ai aimé Karl, Karl m'a aimé. Je l'aime toujours…» L'héritier du «Kaiser de la mode» raconte une décennie passée au côté de celui qui l'a façonné, aimé et rendu célèbre. Baptiste Giabiconi, minot provençal, ex-ouvrier d'Eurocopter, devenu le mannequin le plus coté à l'international puis chanteur, était l'intime de Karl Lagerfeld. Karl et moi, son premier ouvrage, écrit en collaboration avec Jean-François Kervéan, lève le voile sur leur relation, nimbée de mystère, sujette à toutes les rumeurs. Un récit sur le ton de la confidence et de la franchise, ponctué d'anecdotes aussi flamboyantes que l'était le créateur aux lunettes fumées et aux cheveux blancs serrés en catogan. Un demi-siècle les sépare, au siège de la maison Chanel, rue Cambon, comme dans l'appartement du quai Voltaire ou dans les studios de sa librairie, «7L», rue de Lille, cette différence d'âge tisse le récit d'une relation père-fils qui a soutenu la créativité de Karl Lagerfeld jusqu'au bout. M.Bel.

Guy de Maupassant Vive Mustapha !

De 1881 à 1889, Maupassant se rend au Maghreb et envoie des articles au journal le Gaulois. D'une plume généreuse, il décrit les villes, les paysages, le désert, la culture et les mœurs, en particulier celles des femmes Ouled-Naïl. D'un ton également incisif, il critique la veulerie de ses confrères, l'inculture et l'iniquité de l'administration française. «Au fond, on m'en a surtout voulu, je crois, de la sympathie que l'Arabe m'a inspirée à première vue, et de l'indignation qui m'a saisi en découvrant quels sont les procédés de civilisation qu'on emploie envers lui.» Vibrant témoignage. F.Rl

Essais

Carla Hustak, Natacha Myers Le ravissement de Darwin. Le langage des plantes

De nombreux signes montrent qu'après la vague d'études philosophiques, éthologiques, politiques même, sur les animaux, viendrait le tour du végétal. Partant de Darwin et de son intérêt (méconnu) pour la fécondation des orchidées par des insectes, Carla Hustak, spécialiste de technosciences (Université de Toronto) et Natacha Myers, anthropologue (Université de York, Canada), proposent dans cet essai vif et prenant, les linéaments d'une «théorie de l'involution» (initiée par la microbiologiste américaine Lynn Margulis), qui ne prendrait évidemment pas à rebours la théorie de l'évolution mais montrerait que celle-ci, loin d'être une concaténation d'événements biologiques marquée par la sélection et la «concurrence», fonctionne, si on peut dire, «en concert», ou «à la collaboration». De même que l'orchidée ne peut subsister «seule», de même aucune espèce, humaine, végétale, animale, ne peut perdurer sans les autres, car elle se trouve prise, comme disait Darwin lui-même, dans un «inextricable réseau d'affinités». Ce sont de telles «relations interspécifiques» que décrivent Hustak et Myers, en s'appuyant sur les exemples les plus concrets (et surprenants). R.M.

Nicolas Martin-Breteau Corps politiques Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l'égalité depuis la fin du XIXe siècle

Les recherches en sciences sociales et historiques permettent bien souvent de comprendre «ce qui se passe» dans l’actualité, en focalisant le regard sur le passé et en soulignant la récurrence des phénomènes - ce que Giambattista Vico, dans sa vision non rectiligne de l’histoire nommait «ricorsi». Historien des Etats-Unis, maître de conférences à l’université de Lille, Nicolas Martin-Breteau revient ici sur les violences racistes exercées contre la communauté afro-américaine à la fin du XIXe siècle, qui, comme cela pourrait être le cas aujourd’hui avec le développement du suprématisme blanc et la persistance des exactions policières contre les Noirs, pourrait détruire les «avancées historiques» obtenues, depuis l’abolition de l’esclavage par les combats pour les droits civils. Puisque «le corps est la cible première de l’oppression raciale», l’auteur s’appuyant sur un impressionnant travail d’archive, analyse la manière dont les Noirs américains se sont «servis» du corps, de l’éducation physique et du sport, pour «renforcer la fierté raciale à l’intérieur de la communauté» et «détromper les préjugés raciaux à l’extérieur» - jusqu’à faire de l’activité sportive en tant que «fair-play», un outil de lutte contre toute forme de racisme, et de «promotion de la démocratie», avant de connaître un «déclin» dans la deuxième moitié du XXe siècle. R.M.