Roman
Anna Zerbib Les Après-midi d'hiver
«Tout était vrai, rien n'était faux» : la narratrice trentenaire de ce premier roman se souvient de la double vie qu'elle a menée. A cette époque, elle voyait de la symétrie partout. Un amant ici, un compagnon là, le temps de son séjour à Montréal, elle qui est française. L'infidélité est répandue mais ce qui singularise les Après-midi d'hiver, c'est la façon dont la narratrice rend sensible l'absence à elle-même, dans laquelle elle flottait alors. Elle voguait entre deux corps, entre deux appartements. Avec l'amant, Noah, elle ne passait que des instants fugaces : «J'avais enfin une vie furtive.» Noah est mystérieux, pas vraiment sympathique et rarement disponible. Deviennent pénibles les «Je pars, je reviens, je repars, me revoilà, au revoir.» Sobre et chaloupé, le texte met en miroir deux tristesses, celle de Noah, et celle de la mère de la narratrice. Ils portent «ma peur et mon amour pour ce qui tremble, pour ces êtres qui clignotent, dont on n'est pas sûr de la présence, de l'absence». V.B.-L.
Polar
Jean-Charles Chapuzet Du bleu dans la nuit
C'est ce que l'on appelle un polar narratif de non fiction et celui-ci est formidable. Jean-Charles Chapuzet, historien et écrivain, s'est saisi d'un fait divers qui avait fait beaucoup de bruit en 2004 à Jarnac, un lieu connu pour abriter la sépulture de François Mitterrand. Un soir de février, une fillette (Fanny dans la vraie vie, Mona-Lisa dans le livre) est enlevée à la sortie d'un parc, entraînant une mobilisation de la gendarmerie mais aussi de la section de recherches de Bordeaux. L'affaire fera grand bruit, mobilisant même Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur et briguant déjà l'Elysée, ou Ségolène Royal, en pleine élection régionale. Chapuzet raconte heure par heure la longue nuit de traque et la journée qui va suivre jusqu'au dénouement final, en suivant à la trace la poignée d'enquêteurs qui vont tout donner pour retrouver la fillette vivante. Chacun d'eux a sa personnalité et son surnom : «le patron», «le papa», «le fox», «Moustache». On les voit enquêter en 2004 et on les entend se souvenir quinze ans plus tard. L'écriture est limpide, très évocatrice, et le récit haletant. A.S.
Lettres
Fernando Pessoa Pourquoi rêver les rêves des autres ?
Une malle peut-elle rentrer dans une enveloppe ? Les lecteurs de Pessoa (1888-1935) connaissent évidemment son coffre de bois mythique qui contenait des trésors publiés au fil des ans après sa mort. Et on y pense forcément devant ce petit livre-objet des éditions l'Orma, Pourquoi rêver les rêves des autres ?. Un choix de lettres signées par Pessoa et ses hétéronymes est glissé dans une couverture d'un joli orange brique qui se détache et peut se transformer en enveloppe. Reste à y glisser ses propres considérations ou des extraits de l'Ode maritime. L'éditeur franco-italien, dans cette collection «Plis» a déjà publié des lettres de Woolf, Voltaire, Austen, Leopardi, Stendhal. Pour Pessoa, retenons au hasard une lettre écrite le 20 décembre 1917 à sa «chère Maman» : «Depuis octobre jusqu'à ce jour - depuis début octobre -, ma vie a subi de telles transformations ou, pour mieux dire, une transformation générale si complète qu'il m'a été impossible de me trouver chez moi dans mon cerveau, avec le temps psychique nécessaire pour rédiger une lettre, envoyer une carte postale ou donner un quelconque signe écrit de ma personne.» F.F.
Les Récits
Alfred campozet Le pain d'étoiles. Giono au Contadour
Les Rencontres du Contadour se sont déroulées tous les ans de 1935 à 1939 au lieu-dit Contadour, au-dessus de Banon, sur la montagne de Lure autour de la figure de Giono. Alfred Campozet (1910-2003), maçon et poète, relate dans les détails ce qu'a vécu cette communauté un peu désordonnée et utopique. «Nous ne formions ni un parti, ni un groupe littéraire ou politique. […] Plus volontiers et plus simplement, nous aurions accepté celui de "bande" (la bande à Giono, disaient les gens de Banon) pour ce que ce mot évoque de sauvage et de fraternellement inorganisé.» C'est un témoignage vivant et sincère sur l'écrivain et sur Lucien Jacques, sur les soirées de lectures et de musique, les travaux pour retaper le Moulin, sur les personnages qui se sont agrégés (du berger au peintre), et sur la publication des Cahiers du Contadour. Munich et la guerre achevèrent l'expérience, suscitant des débats sur le pacifisme et la position de Giono. F.RL
Marc Pautrel Ozu
Yazujirô Ozu (1903-1963) survit au tremblement de terre qui détruit Tokyo en 1923, et à la guerre sino-japonaise de 1937, où il perd son ami et collègue le cinéaste Yalmankia. Il perd ses proches, son père, son neveu, Mizoguchi. Il ne pleure qu'à la mort de sa mère, juste avant son dernier film. La femme qu'il aime épouse l'acteur qu'il préfère, Ozu en est heureux. Il boit beaucoup trop, ça va mal tourner. Mais il tourne, «c'est épuisant mais pas vraiment compliqué». Les personnages sourient par politesse, et ne sont pas filmés de haut, Ozu passe sa vie à répondre aux mêmes questions. «Les Japonais se reconstruisent sans cesse et Ozu est un Japonais, il insiste, il résiste, il se redresse toujours et il reste vivant.» Une de ces «vies brèves» dont Marc Pautrel a le secret (Chardin, Pascal…), qui sont autant de romans vrais. Ozu a paru une première fois en 2015 aux éditions Louise Bottu. Cl.D.
Virginie Symaniec Barnum
Publier des livres, c'est beaucoup de travail, et beaucoup de manutention. L'auteure de ces chroniques, publiées sur Facebook puis revues pour en tirer cet ouvrage alerte, a fondé en 2013 Le Ver à soie. La misogynie ou la pingrerie de certains interlocuteurs, les dysfonctionnements du site de La Poste, ne sont que péripéties par rapport à l'exploit véritable : vendre ses livres sur les marchés, entre les fromages et les volailles. Quelques pages comme des nouvelles se glissent parmi les considérations sur le métier d'éditeur indépendant au quotidien : la chambre-atelier du grand-père biélorusse, ou bien «6 janvier 2015. Anniversaire de naissance de ma mère. Pourquoi avais-je une bouteille d'huile et une petite cuiller dans mon sac le jour de son enterrement ?» Cl.D.
Philosophie
Nicolas Poirier Introduction à Claude Lefort
Disparu il y a juste dix ans, Claude Lefort a eu un rôle important dans la pensée philosophique et politique. Elève de Merleau-Ponty, il fut d'abord attiré par la phénoménologie et le marxisme, version trotskiste, avant de fonder avec Cornelius Castoriadis le revue antistalinienne Socialisme et barbarie. Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, 1976-1990), grand connaisseur de Machiavel, et de Tocqueville, il développa dans ses nombreux ouvrages d'abord une critique de la bureaucratie, puis une recherche sur le totalitarisme et sur la nature d'une démocratie, «capable de faire vivre la conflictualité inhérente au politique». Nicolas Poirier, chercheur en philosophie, rattaché au laboratoire Sophiapol de l'université de Paris-Nanterre, reconstitue ici tout l'itinéraire intellectuel et politique de Claude Lefort, ainsi que sa conception des droits de l'homme et de la démocratie comme «régime d'indétermination». R.M.
Essai
François Laplantine Penser l'intime
Professeur honoraire de l'Université Lumière-Lyon-II, dont il a longtemps dirigé le département d'anthropologie, François Laplantine a derrière lui une œuvre considérable, qui est dominée par ses études ethnopsychiatriques (Brésil) et ethnopsychanalytiques, mais comporte aussi des recherches consacrées à la violence, aux médecines populaires, à la Chine, au Japon, à la voyance, au métissage, et à la «politique du sensible». Il pose ici son regard sur «la fragilité et la richesse de la vie intime», en en étudiant l'évolution dans les sociétés brésilienne, japonaise et française, mais également en allant, avec beaucoup de délicatesse, dénicher les secrets qui s'y trouvent, aussi «fermés», discrets et impénétrables qu'est au contraire «ouverte», voyante ou criante la passion amoureuse. Conçu sur le mode de l'intensité, l'intime, dit l'anthropologue dans cet ouvrage lui-même sensible et intense, «n'est pas un objet : il est ce qui, de l'extérieur, est susceptible d'affecter et de transformer un sujet. Il n'est pas constitué d'un espace et d'un temps préalable mais est ce qui génère un espace-temps chaque fois singulier». R.M.