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Libération
Critique

«L’Audacieux Monsieur Swift» homme vamp et vampire

Roman vertigineux de l’Irlandais John Boyne sur un pseudo-écrivain au cœur de glace
publié le 3 juillet 2020 à 17h21

Les personnages méprisables peuvent porter un livre sur leurs épaules et Maurice Swift le fait à double titre. Quand il apparaît dans le récit, il a 22 ans et travaille comme serveur au bar de l'hôtel Savoy à Berlin-Ouest. Il est beau à tomber par terre et c'est bien ce que manque faire Erich Ackerman, un romancier vieillissant qui a connu sur le tard un énorme succès avec son roman Effroi. Nous sommes en 1988, à la veille de la chute du mur de Berlin, et Ackerman ce soir-là trompe l'ennui de sa tournée de promotion avec un verre de riesling. Il est allemand, a grandi près du Tiergarten où il «jouait dans l'ombre des statues d'aristocrates prussiens», avant d'être enrôlé à 16 ans dans les Jeunesses hitlériennes. Il a quitté l'Allemagne en 1946 pour entrer à l'université de Cambridge et n'a quasiment plus remis les pieds dans la mère patrie. C'est un homme seul et plein de regrets. «La solitude que j'avais supportée toute ma vie avait cessé d'être douloureuse depuis de nombreuses années, pourtant aujourd'hui, sans prévenir, la souffrance s'était réveillée et de vieux chagrins oubliés se rappelaient à mon souvenir. Mes pensées retournèrent à Oskar Gött et l'année où nous nous étions connus. Si je fermais les yeux, je voyais encore son visage, son sourire complice, ses yeux d'un bleu profond, la courbe de son dos alors qu'il était couché, endormi, dans la maison d'hôtes à Potsdam le week-end de notre randonnée à bicyclette. Si je me concentrais, je pouvais retrouver l'anxiété que j'avais ressentie à l'idée qu'il se réveille et découvre mon impudeur.»

Est-ce que Maurice Swift lui rappelle Oskar ? Son «odeur doucereuse et entêtante» lui tourne la tête, c'est clair. Il est troublé et le serveur le sent. Ces deux-là vont se revoir et Ackerman, ne sachant comment retenir le jeune homme dont il est fou amoureux, va même proposer à Swift de devenir son assistant et, chemin faisant, lui raconter les souvenirs de jeunesse qui le hantent car ils ne le grandissent pas. Des souvenirs que Maurice Swift va publier dans un livre qui deviendra un best-seller et causera la perte d'Ackerman.

A ce stade du roman, nous ne savons encore trop où l'auteur veut nous emmener. Monsieur Swift est audacieux, c'est évident, si ambitieux qu'il en perd toute humanité, il ne ressent aucune empathie, aucune pitié, c'est un monstre froid et irrésistible. C'est alors qu'un autre chapitre s'ouvre. Nous sommes en 2000 à Norwich (Angleterre), la narratrice se nomme Edith, elle a publié un roman, Frayeur, qui a connu un succès inespéré et s'apprête à donner des cours d'écriture à l'université d'East Anglia. Elle est mariée depuis cinq ans à un homme terriblement beau et il nous faut quelques pages pour comprendre qu'il s'agit bel et bien de Maurice Swift douze ans plus tard. Il vit encore sur les acquis procurés par le roman nourri des confessions extirpées à Ackerman et peine à engager un nouveau projet, cet homme souffre tout simplement d'un manque total d'imagination.

Tout semble en revanche sourire à Edith : elle aime et est aimée, elle est reconnue dans son métier et met la dernière main à un roman qu’elle sait prometteur. Seul drame, elle ne parvient pas à avoir d’enfant alors qu’elle en rêve et Maurice plus encore. Un jour elle va découvrir qu’elle est enceinte, au moment même où Maurice lui apprend que le roman qu’il écrivait en secret vient d’être accepté par le plus grand éditeur de la place. A partir de là, tout va aller de travers, mais nous n’en dirons pas davantage même si cela nous brûle les doigts. Un troisième chapitre va achever de nous convaincre que Maurice Swift est véritablement un sale type. L’âge aidant, il n’est plus irrésistible et il le sait, ce qui le pousse à aggraver la situation en abusant de l’alcool. Il vit seul avec son fils qui va, à son tour, connaître un destin tragique.

Jusqu’où un écrivain est-il prêt à aller pour trouver l’inspiration qui lui manque ? La jouissance du succès mérite-t-elle qu’on lui sacrifie son âme ? C’est ce que l’écrivain irlandais John Boyne cherche à démontrer à travers ce formidable roman, qui est aussi une plongée fascinante dans le monde des écrivains avec ses doutes, ses rêves, ses bassesses, ses trahisons, ses bonheurs et ses affres. Un monde que l’auteur connaît bien puisqu’il a étudié l’écriture créative à l’université d’East Anglia, celle-là même où enseigne Edith dans le livre, avant d’écrire une dizaine de romans traduits dans de nombreuses langues. On ne sait qui lui a inspiré le personnage de Maurice Swift, mais peut-être n’a-t-il pas eu besoin de chercher bien loin. Sa gloire et sa décadence n’ont malheureusement rien d’une exception.