En 2005, quelques mois après son suicide, les cendres de Hunter S. Thompson ont été dispersées d’un coup de canon derrière son ranch de Woody Creek, au Colorado. Le feu et la poudre. Il voulait partir comme il avait vécu. Johnny Depp, Sean Penn, Jack Nicholson et John Kerry étaient là pour refaire le film, pendant qu’une armée d’anonymes, perchés dans les collines environnantes, saluaient le père du journalisme gonzo avec la vague impression de le connaître. La vérité est dans le brouillard. Cette nuit-là, on pleurait deux Thompson : l’auteur et le personnage.
L’auteur naît en 1937, à Louisville, dans le Kentucky. L’adolescence est difficile, la suite aussi. Il se voyait pilote de chasse mais l’Air Force ne veut pas de lui. Il écrit ses premiers articles pour le journal de la base, avant de rouler pendant plus d’un an avec un gang de motards, les Hell’s Angels. Un livre sort en 1967, un succès, au point que les bikers réclament des royalties et tabassent Thompson - l’incident ne fait qu’accroître sa réputation de tête brûlée.
Trips
Trois ans plus tard, lors d'un reportage sur une course hippique, à Louisville, le journaliste rame salement et avale des litres d'alcool sans croiser un cheval. «Le derby du Kentucky est décadent et dépravé», c'est le titre de son errance délirante, racontée à la première personne du singulier. Après l'avoir lue, un collègue admiratif lui dit : «Oublie toute la merde que tu as écrite, c'est ça ; c'est du pur gonzo.»
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Gonzo : Thompson adopte l'idée comme une seconde peau. L'auteur, qui se met en scène dans des articles ultrasubjectifs, fusionne avec un personnage déjanté. Quand le magazine Rolling Stone l'envoie à Las Vegas, il fait la route sous psychotropes. La balade sauvage devient un livre jouissif (Las Vegas Parano, adapté au cinéma par Terry Gilliam). Entre deux trips hallucinés, le reporter tente de devenir shérif d'Aspen, pas loin de son ranch, mais rate l'étoile de peu, après une campagne menée en Converse et en short.
On oublie souvent que Thompson avait un sens politique affûté. Richard Nixon était sa cible favorite, il le détestait. Quand l'ancien président meurt en 1994, Thompson rédige un hommage, qui revient à pisser sur le cercueil : «[Nixon] pouvait vous serrer la main et vous planter dans le dos en même temps. […] Son corps aurait dû être brûlé dans une poubelle.»
Ranch
Thompson est génial, Thompson est ingérable. En 1974, au Zaïre, il doit couvrir le combat opposant George Foreman à Mohamed Ali, un mec de Louisville, comme lui. «La bagarre dans la jungle», promettent les affiches. Pendant qu'Ali encaisse et que Foreman s'essouffle (au sol au huitième round), Thompson barbote dans la piscine de l'hôtel. Et n'écrit rien. Peu après, au Vietnam, il rate la guerre, ça se joue à peu, on évacue Saigon quand il arrive. Mais, dans ce métier, le manque de chance est une faute professionnelle. Les magazines s'éloignent et les commandes se raréfient. Thompson se replie dans son ranch, avec sa femme et son fils, et continue la déglingue dans le jardin qu'il retourne à coups d'explosifs. Vieillir lui fait un mal de chien, son corps le lâche. En 2000, il blesse son assistante d'un coup de fusil en voulant chasser un ours de sa propriété. Cinq ans plus tard, assis dans sa cuisine, la balle est pour lui.
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