Bienvenue dans les Pouilles, où Michele, le jeune fils du parrain de l’organisation mafieuse locale (la sordide Sacra Corona Unità, qui existe bel et bien), s’est jeté du haut de ses 15 ans, du toit de la demeure familiale. Une stupide histoire de cœur, raconte-t-on, l’histoire d’une liasse de vingt poèmes que Michele aurait offerts un matin d’école à Nicole, lycéenne comme lui, mais pas éprise comme lui ; elle en aurait ri, mais si c’est vrai ça lui a sûrement échappé, et l’histoire vrille aussitôt en cauchemar, en carnage. «Rien ne peut être comme avant si dans la rue devant chez toi il y a la trace laissée par ton fils [ou] par ton frère.»
Michele mort, son père Mimì infuse une rage inédite. On murmure que «le jour de l'enterrement il [aurait] tiré sur le cercueil de Michele». Une rage coupable aussi, à au moins deux générations de distance, une rage qui effondre tout. Tout ce qui est à portée de sa noirceur sans fond, blessée à mort. Le mot basta l'obsède, comme une migraine. Alors l'horizon des événements les avalera tous, d'une manière ou d'une autre. Basta. Sa famille, en premier lieu : Marta, son épouse effacée, mal-aimée, qui a désormais «un fils enterré vivant et un autre fils enterré mort», et Arianna, sa fille, son aînée, de quelques années plus âgée que Michele. «Je savais déjà que j'aurais jamais une famille comme il faut, Miché. Je savais déjà que tout serait une espèce de crèche avec des figurines cassées.»
Et puis la toute jeune Nicole, adolescente solaire, jugée coupable d'insouciance ; Veli, le beau «chien galeux», qui a approché sa fille Arianna de trop près. «Avec cette fille mon inconscient se renverse sur moi, tel un encrier sur une feuille, il tache toutes mes pensées.» Et même ses hommes de main, ceux de toujours : Vincenzo, qu'il connaît depuis qu'ils sont gamins et les premiers meurtres fondateurs, Carmine, le fils unique, mal dégrossi, de Vincenzo… Tous «ceux qui font des choses qu'il faut pas, ils les emmènent à l'hôtel. Ou ils leur cassent un bras, dans le meilleur des cas». La bête n'est plus que rage, antique, errante, diffuse. «Comme si sa bête était un germe capable de se déplacer, de t'infecter aussi.»
Un premier roman rugueux, au style organique, comme une transmission orale, en polyphonie évanescente (une partie du texte, sous une autre forme, a d’ailleurs initialement été jouée au théâtre), pour ne pas s’appesantir sur une réalité franchement insupportable ; mais il n’en devient que plus fort et formellement réaliste. Les quelques tendresses et sentiments soudains, qui affleurent ici ou là comme on reprend brièvement sa respiration, allègent les personnages qui chutent dès lors au ralenti… pour qu’on en perçoive mieux la gravité, les rudes lois de l’attraction ? Encore un traquenard finement tendu par l’auteur, Andrea Donaera. C’est noir et malin comme la bête.