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Chronique «Fières de lettres»

Georgette Leblanc à la rencontre d’Emma Bovary

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Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «Un pèlerinage au pays de Madame Bovary», une évocation signée Georgette Leblanc parue en 1913.
Carte postale représentant Georgette Leblanc en costume de scène, envoyée par la cantatrice à Jules Massenet, entre 1906 et 1912. (Image Gallica. Bibliothèque nationale de France)
par Monique Calinon, pour la Bibliothèque nationale de France
publié le 3 décembre 2020 à 16h02

Georgette Leblanc (1869-1941), cantatrice et comédienne qui a rencontré un grand succès, n’a pas voulu se contenter d’être «la sœur de», «la compagne de», «l’amie de» : dans l’ordre, de Maurice Leblanc, l’auteur si célèbre d’Arsène Lupin, de Maurice Maeterlinck, Prix Nobel de littérature en 1911, de Colette, qu’on ne présente pas non plus. Jacques De Decker, récemment disparu, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, voit en elle comme «une sorte de Madonna de son temps» !

Normande de naissance, cultivée par ses propres efforts – seul son frère, naturellement, put suivre ses études au lycée de Rouen – car elle ne pouvait qu'envisager de faire un «bon» mariage – qui s'avéra être un échec, son mari la battant –, aspirant à la gloire également littéraire et surtout femme libre, Georgette Leblanc avait toutes les raisons de s'intéresser au personnage de Madame Bovary. Et à celle qui en est sans doute, en partie, le modèle, Delphine Delamare.

Lire Un pèlerinage au pays de Madame Bovary sur Gallica :

En 1913, elle entreprend ce qu'elle nomme un pèlerinage, afin de retrouver les traces et la mémoire de la belle et jeune Normande, dont la vie brisée si tôt éveilla l'intérêt de Gustave Flaubert : «Comment pénétrer sans émoi dans le temple délabré d'une mémoire éteinte depuis de longues années ? Vivante, elle n'a pu se défendre des calomnies et des mensonges. (Quelle femme, belle et souriante, n'a point senti peser sur ses épaules un manteau d'infamies ?)» Nul doute que, même si Georgette Leblanc n'a peut-être pas eu autant à supporter la critique et l'opprobre, elle n'ait eu à se battre pour exister comme elle l'entendait.

Choix d'artiste qui sait s'affirmer, évoluer, de l'opéra au théâtre jusqu'au cinéma le plus moderniste, choix de vie aussi pour celle qui, en 1904, publie un roman traitant de la bisexualité, le Choix de vie (Fasquelle) comme le rappelle Catherine Gonnard, spécialiste de l'histoire culturelle des femmes et des lesbiennes, dans une chronique de RetroNews, «Georgette Leblanc, métamorphose d'une égérie».

Salon et ombre

Un pèlerinage au pays de Madame Bovary est typique de ce qu'elle a pu littérairement produire : souvenirs, aphorismes, courts récits, articles… Sa très longue relation amoureuse avec le grand Maeterlinck – géant des lettres, figure de proue du symbolisme belge, universellement connu pour son Pelléas et Mélisande (1892) et son Oiseau bleu (1908) – s'avère passionnante car ils tiennent ensemble un grand salon leur faisant côtoyer tout ce qui compte à l'époque, Mallarmé, Wilde, Rodin, Saint-Saëns… Mais elle est comme assombrie par l'ombre portée que le génie et le poids social du grand homme jettent sur elle et ses aspirations.

Photo tirée d’un recueil de portraits d’artistes des années 1900-1910.

Image collection Georges Sirot. BNF

Extrêmement brillante dans sa carrière de cantatrice et bientôt de comédienne, notamment dans le rôle-titre de Monna Vanna, qui lui vaut une tournée partout en Europe et bientôt aux Etats-Unis, elle se voit pourtant déniée dans son rôle d'inspiratrice quand il s'agit d'écrire. Maeterlinck va jusqu'à lui asséner, alors qu'il pille parfois ses lettres, comme le rappelle Catherine Gonnard : «J'ai pris de vous, mais il serait ridicule de vous mentionner, vous êtes sur la scène, une chanteuse, personne ne me croirait.» C'est lui, mais c'est aussi toute l'époque qui parle.

Des sources de Madame Bovary, il y aurait beaucoup à dire. Les débats sont toujours ardents et s'échauffent par bouffées. Pour Emma, une seule jeune femme modèle ? Plusieurs ? De nombreuses empoisonneuses qui ont défrayé la chronique de ces années-là ? Il nous faut lire Claudine Gothot-Mersch pour sa Genèse de Madame Bovary (Corti, 1966, réimpression Slatkine, 1980) et suivre les recherches plus récentes de Gilles Cléroux. Quoi qu'il en soit, ce court texte de Georgette Leblanc (qui constitue ce que Gallica nous propose à l'heure actuelle quant à cette autrice, si l'on excepte des éléments de sa correspondance avec Massenet) est un texte sensible, une plongée rafraîchissante dans sa région natale qu'elle décrit avec des accents à la Colette, son amie : «Plus qu'aucun autre on le sent établi à même la campagne, couché au fond de la vallée, dans le long berceau que forment les collines boisées, ses maisons n'arrêtent pas les sources de verdure qui coulent à travers son silence ; il reste mêlé d'arbres et envahi par l'herbe. Tout le long de la rivière des jardins fleurissent et des saules se penchent.» Ainsi décrit-elle Ry, qui devint sans doute Yonville-l'Abbaye chez Flaubert.

Même délicatesse et tendresse dans la longue description de sa visite chez Augustine Ménage, la vieille servante de Delphine, dont les yeux et le sourire se réveillent en évoquant la beauté et les fantaisies de sa jeune maîtresse disparue. Tout un monde renaît par les dires de la vieille dame d’une fidélité à toute épreuve pour sa malheureuse maîtresse disparue.

La Grand-Rue de Ry.

Photographie de Louis Feuquière. Photo Bibliothèque municipale de Rouen. BNF

Vie américaine

Mais Georgette Leblanc ne se cantonne pas à ce texte, à sa vie française et belge, au grand Maeterlinck, qui en l'occurrence, pour finir, s'éloignera d'elle et épousera une jeune femme. La saignée de 1914-1918 et les bouleversements immenses dans tous les domaines marquent une césure dans son existence, comme chez la plupart de ses contemporains. En 1920, elle repart aux Etats-Unis, où elle fait la connaissance de Margaret Anderson (1886-1973), bientôt le grand amour de sa vie, journaliste, féministe, lesbienne et éditrice, avec Jane Heap (1883-1964), de The Little Review (1914-1929). Autour de Margaret et dans la revue, toutes les avant-gardes américaines, anglaises, irlandaises et françaises se retrouvent. Ainsi est-ce l'Américaine qui fait découvrir James Joyce en France, après avoir risqué un procès du seul fait de publier, en feuilleton, Ulysse !

Lors de sa période outre-Atlantique, Georgette Leblanc fait la connaissance de l'extraordinaire Helen Keller (1880-1968), sourde, muette et aveugle, mais première personne handicapée à obtenir un diplôme universitaire, une rencontre marquante qu'elle raconte dans deux ouvrages en anglais : The Girl Who Found the Blue Bird : a Visit to Helen Keller (1914) et Man's Miracle, the Story of Helen Keller and Her European Sisters (1913). C'est aussi aux Etats-Unis, où le cinéma s'impose de plus en plus, que notre intrépide commence à songer au projet de ce qui va s'avérer être un chef-d'œuvre du septième art : l'Inhumaine de Marcel L'Herbier (1924).

Elle y incarne bien sûr la cantatrice intraitable, puis touchée au cœur. Le film est tourné notamment au théâtre des Champs-Elysées, construit par Auguste Perret, en partie décoré par Antoine Bourdelle et inauguré en 1913. Les contributeurs y sont tous éblouissants de modernité audacieuse : Fernand Léger, Robert Mallet-Stevens, Pierre Mac Orlan, Paul Poiret, Darius Milhaud… Les Propos sur le cinéma (1919) de Georgette Leblanc, parus dans le Mercure de France, montrent une approche pleine d'acuité de ce domaine nouveau pour elle. A la pointe de tous les mouvements esthétiques et souvent des avancées sociales de son temps, Georgette Leblanc n'a définitivement pas été une star (risquons cet anachronisme) de moindre magnitude ni dans le monde de l'art ni dans celui de bien conduire sa vie.

Photo Bibliothèque nationale de France

Ecouter Georgette Leblanc dans l'«Air des cartes» de Carmen de Bizet, en 1912 :