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Libération
Chronique «Comment ça s'écrit»

Didier da Silva, 1974 année hypnotique

Comment ça s'écrit ?dossier
«Le Dormeur» de Pascal Aubier. (Laure TROUSSIERE/Capture YouTube)
publié le 18 décembre 2020 à 17h06

Le Dormeur est un livre de Didier da Silva paraissant cet automne mais, en 1974, c’était un film de Pascal Aubier et, en 1870, le poème de Rimbaud le plus connu des collégiens qui se termine par «Il a deux trous rouges au côté droit» (et dont le titre complet est «le Dormeur du val»). «Où étiez-vous pendant l’été 74 ?» est l’incipit de Didier da Silva, né en 1973, qui en arrive à la conclusion (toujours sur la page une) que : «Neuf millions de mes compatriotes, moins une petite trentaine d’entre eux dont certains d’ailleurs n’étaient pas majeurs, n’ont pas réalisé le film le Dormeur pendant l’été 74.» Il évoque l’année en trois pages, c’était le moment où ces fameux compatriotes «allaient voir Emmanuelle au cinéma, ou ils en parlaient - le marché du fauteuil en rotin thaïlandais ne tarderait pas à frémir. […] Le Portugal d’abord et peu après la Grèce ne s’appellent plus des dictatures. Retiré sur une île d’Hawaï, le vieux Charles Lindbergh emploie ses dernières forces à tenir jusqu’au 26 août, survivre huit jours à Pagnol ; une modeste coiffeuse des environs de Madrid achève la gestation de Penélope Cruz ; Bruno Beausir, futur Doc Gyneco, ne tète encore que le sein maternel». Thomas Pynchon remporte le National Book Award pour l’Arc-en-ciel de la gravité, Julio Cortazar le Médicis étranger pour Livre de Manuel et Francis Ford Coppola, palme d’or en poche, s’attelle «au montage du deuxième Parrain». Mais l’important se passe sur le «plateau de Bouzèdes, entre le Gard et la Lozère, où un cinéaste de trente-et-un ans nommé Pascal Aubier s’apprête à mettre en boîte un film de huit minutes et demie en une seule prise acrobatique».

L'acrobatie est le moyen d'expression privilégié de Didier da Silva. L'auteur, entre autres, de l'Ironie du sort (l'Arbre vengeur, 2014) et Dans la nuit du 4 au 15 (Quidam, 2019) jongle, grâce à un humour convaincant, avec des faits qu'on n'aurait jamais pensé à relier. Ici, il raconte «une histoire de miracles», la sienne et celle du Dormeur, le film, dont il n'a jamais entendu parler et qu'il verra après qu'un inconnu a créé un compte YouTube pour poster l'œuvre, «et rien d'autre». Il regarde («Je regardais», mais autre chose, seront les derniers mots du livre). «Dès les premières secondes, je suis happé ; en apnée. Et chaque seconde qui passe coupe plus profondément le souffle. Je ne suis plus qu'un œil grand ouvert et comblé.» Cet œil voulant mieux connaître l'histoire, l'écrivain rencontre le réalisateur, né en 1943, «vieil orphelin» ayant reçu «une éducation surréaliste» et à la trajectoire cinématographique surprenante. Dans le mythique Paris vu par… «réunissant la plupart des cadors de la Nouvelle Vague», il se retrouve assistant de Jean-Luc Godard, puis c'est Jean Rouch qui «eut recours à son énergie : tel un groupe sanguin compatible, il était l'assistant universel». «Il faut s'habituer à ce name-dropping : Pascal était au bon endroit, au bon moment, sa vie déjà un film avant qu'il ne songeât à en bricoler un, et lui sans doute un acteur né.» (Apparaîtront dans le texte Patrick Modiano et Georges Perec, Orson Welles, Roman Polanski, Bulle Ogier et la Louma, fameuse caméra.) En 1971, Pascal Aubier avait réalisé Valparaiso, Valparaiso, son premier long-métrage, où une grève empêche ironiquement le héros de partir faire la révolution, de même que l'absence de distributeur empêcha le film de sortir deux ans durant.

Mais le Dormeur - le film, le livre (une édition du texte contient le DVD). «Une virtuosité de maître, tel sera, à propos du maniement de la caméra dans le Dormeur, le jugement d’Andreï Tarkovski», tandis que Didier da Silva tente de reconstituer les difficultés de «cinq cents mètres de travelling en pleine montagne sur un relief irrégulier (trois bons mètres de dénivelé)», s’intéressant à tous les acteurs au sens large (car sinon il n’y a qu’un dormeur, et on ne le voit qu’à la fin) du tournage. Mais «cet épisode glorieux de l’an 74 ne peut pas avoir à leurs yeux la même actualité que pour moi, qui ai choisi de ne penser qu’à ça». Pourtant, comme on le constate en 2016 quand une projection du film a lieu à côté des lieux de son tournage, beaucoup de témoins manquent, «maladie ou fatalité, injustice de classe» dans ce monde un temps préservé du racisme parce que, «dans cette vallée», «on était pauvre avant d’être Arabe, Andalou, Sicilien ou Slovaque». Didier da Silva y rencontre aussi, au fil de son enquête, «une curieuse trinité de portraits : Che Guevara, Zinedine Zidane et Jésus-Christ». Il jongle avec les époques et avec les lieux, allant «de nulle part à nulle part», ce qui est, s’agissant de Pascal Aubier, «son itinéraire préféré».