Andrée Viollis (1870-1950) était aussi célèbre qu’Albert Londres dans l’entre-deux-guerres. Grande reporter, elle parcourut le monde, de l’URSS à l’Afghanistan dans les années 20, de l’Inde au Japon en passant par l’Indochine et la Chine dans les années 30, des Etats-Unis à l’Afrique du Sud après 1945. Elle couvrit plusieurs conflits armés, notamment la guerre civile espagnole.
Sa carrière de journaliste avait débuté au tournant du siècle dans le journal de Marguerite Durand, la Fronde. Elle y publia plus de 500 articles, y défendit le capitaine Dreyfus, les idéaux républicains et le droit des femmes. «Rien ne vaut cette indépendance, cette fierté d'exister par soi-même, de vouloir et de faire sa vie, écrivait-elle en 1901. […] Tout ce que nous voulons, c'est que l'on respecte en nous la dignité de l'être humain, sans souci du sexe. […] Si les hommes nous traitaient comme d'autres eux-mêmes nous n'aurions pas à revendiquer, pour le travail égal, l'égal salaire.»
Arbitraire et défense des droits des femmes
Son premier roman, Criquet, est une œuvre féministe d'un style enlevé qui surprendra les lecteurs d'aujourd'hui par l'acuité avec laquelle y sont décryptés les rapports de genre. L'héroïne, Camille Dayrolles, une adolescente bourgeoise de 14 ans, rejette un à un tous les éléments qui définissent socialement la jeune fille ou la femme : son vêtement, sa contenance, son éducation et ses occupations. Elle en perçoit l'arbitraire. Elle observe ses frères que l'avenir ne soucie guère car toutes les portes leur sont ouvertes. «Les garçons savent qu'ils peuvent devenir marins, officiers […], docteurs […], ingénieurs […], ils choisissent leur carrière… Les filles, on ne leur demande pas leur vocation : toutes la même vie d'ours du Jardin des Plantes qui tourne dans sa fosse…»
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A son père, elle explique : «Papa, j'ai réfléchi, c'est entendu, décidé : je ne peux pas être une jeune fille !» «Je t'ai souvent entendu dire, papa, que si l'on contrarie la vocation des gens, ils ne font rien de bon dans la vie… Eh bien, moi, je n'ai pas l'ombre de dispositions pour être femme.» Elle lui propose alors de se travestir en garçon et d'entrer au lycée pour pouvoir faire l'école navale, alors réservée aux hommes, car son rêve est de partir au long cours. Mais, avec la puberté, la souffrance physique que lui procurent ses règles, l'ignorance dans laquelle elle est maintenue sur la sexualité, Camille entre par la compassion dans cette communauté féminine qu'elle méprisait auparavant et décide d'œuvrer à la défense des droits des femmes.
Œuvre de jeunesse commencée dans les années 1890, revue pour la publication en feuilleton dans Gil Blas en 1912 puis chez Calmann-Lévy en 1913, Criquet arrive au terme d'une période de dix ans environ au cours de laquelle Andrée Viollis s'était consacrée à un journalisme littéraire essentiellement «assis» et avait agrandi sa famille : déjà mère de deux filles, Claude et Simone, elle divorça, se remaria et donna naissance à deux autres filles prénommées Charlotte et Rose. A plus de 40 ans, elle aurait pu s'installer dans cette carrière de femme de lettres mais c'était un peu vite oublier la Camille Dayrolles qui sommeillait en elle.
Reportages internationaux et engagement
La Première Guerre mondiale lui permit d'accomplir ses rêves de liberté, d'aventure et d'utilité sociale. Alors qu'elle s'était engagée comme infirmière près du front, le Petit Parisien publia ses reportages auprès des blessés puis l'envoya en 1917 à Londres interviewer le Premier ministre anglais. Commença alors une décennie de reportages en tout genre, politiques, sportifs, judiciaires, salués par ses confrères. Albert Londres racontait en 1927 dans les Nouvelles littéraires : «Où Andrée Viollis nous faisait bouillir le sang c'était aux télégraphes internationaux. Nous avions beau écrire à cent à l'heure, ne pas déjeuner, sauter ensuite, sans avoir séché notre encre, dans les autos les plus puissantes, promettre au chauffeur de payer généreusement les contraventions que lui vaudrait un excès de vitesse, quand, essoufflé, suant et affamé, nous arrivions au guichet, elle était là !»
Entretien avec Gandhi, en une du «Petit Parisien», le 15 avril 1930.
Image Gallica. Bibliothèque nationale de France
Les années 30 furent pour Andrée Viollis celles des grandes enquêtes à l'étranger à la une du Petit Parisien puis de Ce Soir ; ce furent aussi celles des engagements contre le fascisme et le nazisme, dès 1933, par des articles et dans de nombreux comités d'aide aux réfugiés ou prisonniers politiques, à la tête de l'hebdomadaire Vendredi ou encore, pendant la guerre, via une brochure clandestine dénonçant «le racisme hitlérien». Dès les années 30 aussi, et jusqu'à sa mort en 1950, à force d'enquêtes et de publications (dont Indochine SOS, préfacé par André Malraux en 1935), à coups de pétitions et de commissions d'enquête, elle lutta contre le colonialisme.
La guerre d’Espagne en une de Ce soir, le 5 novembre 1938.
Image Gallica. Bibliothèque nationale de France
Andrée Viollis considérait son métier comme un art, mais surtout comme une mission. Elle a échappé à la fosse aux ours et ouvert aux journalistes françaises la voie du grand reportage.
Libérées, délivrées… Pour découvrir d’autres œuvres tout juste entrées dans le domaine public, rendez-vous sur le blog Gallica.