«Ne ratez pas votre matinée de printemps.» On pouvait ne pas connaître le mot de Jankélévitch, ni reconnaître le vieux philosophe parmi la foule massée derrière le nouveau président de la France qui, de la rue Soufflot, montait d'un pas solennel vers le Panthéon déposer une rose sur les tombes de Jean Jaurès, Jean Moulin et Victor Schœlcher. Mais tout le peuple de gauche, depuis que le 10 mai 1981, à 20 heures, le visage de François Mitterrand était apparu sur les écrans, savait, du plus profond de son histoire, que, cette fois, il ne l'avait pas ratée, la matinée de printemps.
Une joie irrépressible l'avait poussé dans les rues, partout, dans toutes les villes, et il chantait, dansait, s'enivrait?: pour la première fois depuis vingt-cinq ans, la gauche avait remporté une élection, pour la première fois, la France avait élu un président de la République socialiste. «J'aurais au moins vu ça avant de mourir», entendait-t-on.
Le nouveau président trouve tout de suite à ses mots une emphase inhabituelle, à la hauteur de l'événement?: «Cette victoire est d'abord celle des forces de la jeunesse, des forces du travail, des forces de création… Elle est aussi celle de ces femmes, de ces hommes humbles, militants pénétrés d'idéal, qui, dans chaque commune de France, dans chaque ville, chaque village, toute leur vie, ont espéré ce jour où le pays viendrait enfin à leur rencontre… Des centaines de millions d'hommes sur la terre sauront ce soir que la France est prête