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Libération

Après coup. Les chaussures.

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publié le 31 mars 1999 à 0h22

Kurdistan, Rwanda, Kosovo: le téléspectateur fin de siècle aura tout

vu ­ et rien éprouvé. Tant de visages de femmes et d'enfants; tant de pleurs, de cris et de phrases coupées en auront fait ce cobaye humanitaire aux nerfs anesthésiés par l'excès d'images. Au début, il éprouve toujours un choc, ou le souvenir d'un choc. Il suspend sa fourchette. Il cesse de penser à ses problèmes. Parfois, il pleure. Et il sort éventuellement le chéquier, face à l'adresse de charité qui s'inscrit. Mais cela ne dure pas: ces images de réfugiés, pour lui, n'ont pas de contexte. Les Albanais du Kosovo sont jetés sur les routes à peu près comme ils sont jetés sur l'écran: comme s'ils n'avaient ni passé ni avenir. Comme s'ils n'avaient pas de vie. A l'image, ce sont des âmes mortes: elles viennent un moment hanter les regards comme, dans l'Odyssée, les défunts parlent de l'avenir à Ulysse. Leur voix est plaintive, lointaine, lancinante; mais leurs visages, que sont-ils pour celui qui les observe? Que forment-ils pour lui, sinon la boucle infernale d'une histoire sanglante et suicidaire qui se rejoue et rôde sans fin? Le téléspectateur n'est pas Ulysse: il ne vit pas cette histoire, ne suit aucun chemin, n'a pas d'avenir. Il digère soir après soir, et s'écoeure, et s'endort écrasé, avili, nauséeux. De l'oeil au coeur, le chemin est décidément plus long qu'une image.

Partons d'une image, pourtant, vue partout lundi soir: le gros plan, au ras du sol, sur les pieds des réfugiés. Les pieds, ou plutôt l