On croit les films figés une fois pour toutes. On a tort. Ils évoluent avec le temps : des scènes disparaissent, d'autres surgissent sans crier gare, le dialogue change. Parfois, le sens même du film s'inverse. La faute aux diablotins qui chahutent dans les tiroirs où dorment les bobines. Autre explication, moins séduisante mais plus rationnelle : ce ne sont pas les films qui changent mais le monde autour d'eux, à commencer par leurs spectateurs.
C'est sur cette seconde thèse que l'on s'appuiera pour analyser la métamorphose spectaculaire de la Comtesse aux pieds nus. Nous avions laissé ce brillant Mankiewicz au rayon conte de fées hollywoodien : récit en flash-back de l'ascension puis de la chute d'une star (Ava Gardner) sous l'oeil attendri d'un metteur en scène Pygmalion (Humphrey Bogart). «Une version amère de Cendrillon», disait le grand Joseph. Or voilà la Comtesse qui nous revient en pleine poire comme l'histoire d'une débandade générale. Humphrey se ferait bien Ava, mais il est sérieusement maqué par ailleurs. Les riches protecteurs qui se succèdent auprès d'Ava restent tricards, car la jeune fille fait, côté sexe, une fixette sur le lumpenprolétariat. Et quand Ava rencontre enfin le prince charmant, c'est pour découvrir que ce dernier a laissé tout son attirail sur un champ de bataille (un éclat d'obus mal placé). Résumé un peu cru, mais si l'on en est là, c'est que l'aspect conte de fées du film s'est émoussé avec les années. Le charme n'opère plus comme avant : les