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Libération
Critique

Le Sergent noir

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publié le 10 juin 2003 à 23h20

Se souvenir du cinéma, c'est un travail à plein temps. Quand il s'agit des films de John Ford, ça peut prendre toute une vie. Ford était un vampire de cinéma, il suçait les gens pour en faire des films. Il suçait leur vie, leurs gestes, leur âme. Elles étaient comment, ces âmes, du temps de leur vie ? Vous voyez, vous avez oublié. Personne ne mourait sous l'oeil de Ford, sa caméra ne tuait personne, mais quand vous quittiez le plateau, quelque chose de vous restait là-bas, à votre insu.

Woody Strode, par exemple, ce bel homme musclé au corps de goudron, il a fait des films avant le Sergent noir, il en a fait après. Mais son âme, cette chose qui n'appartient qu'à lui, il l'a donnée à John Ford et à personne d'autre. Le flamboyant Kubrick (qui le déguise en gladiateur dans Spartacus) peut toujours courir, ou même l'embrasser sur la bouche, Woody Strode, le plus beau de tous les acteurs noirs, ne lui donnera jamais qu'une accolade, douce et rude comme une rasade de moonshine.

Vous ne savez pas ce que c'est le moonshine ? C'est le whiskey de contrebande des bouilleurs de cru américains, ces péquenots à salopette en jean qui vous tuent si vous dites du mal de Dieu. Dieu, vous savez, le roi de l'Amérique. Celui qui ne fait jamais copain avec le diable, à ce qu'on dit. Pour le moonshine, imaginez un mélange de liqueur de pêche et d'alcool médicinal. Vous avez du mal à vous faire une idée. Rien de plus normal. Imaginer, ça fait toujours mal.

Se souvenir de Woody Strode, c'est le moins