Les images ci-contre ont été réalisées par le directeur artistique et photographe Danko Steiner à la demande de Riccardo Tisci, à la tête de la maison Givenchy. Cette brochette de garçons porte la collection printemps-été 2015, dévoilée en juin dernier à Paris. Ces clichés sont léchés comme le sont les images de mode, a fortiori quand elles sont produites par une marque de luxe. Il ne s'agit pas d'un catalogue, d'un lookbook ou d'une campagne publicitaire, plutôt d'une série mode hors-sol, dont le but est d'archiver, de documenter ce qui a pu faire la force de cette collection. Et que Givenchy dévoile en exclusivité française dans Libération.
Observons précisément ces beaux gosses. Qu’ont-ils de particulier ? Leur attitude, leur regard face objectif dégagent une force emballée de douceur. A moins que ce ne soit l’inverse et qu’au fond il ne s’agisse que d’une forme particulière d’évanescence maquillée en brutalité. C’est dans cet équilibre chancelant (mais tellement travaillé qu’il en devient stable) que repose toute la ligne sombre et pourtant très claire fixée par Tisci.
Esprit gothique et charme empoisonné
L'Italien est arrivé en 2005 à la tête de la marque fondée par Hubert de Givenchy en 1952 et propriété du groupe LVMH. D'emblée, ses silhouettes féminines, empreintes d'esprit gothique et de charme empoisonné, ont fédéré une petite communauté, attirant presse (dont Libération ) et acheteurs. En 2008, il s'empare du secteur masculin de la marque et commence à faire défiler chaque saison sa vision de l'homme. En apparence, Tisci ne part d'aucune base de la maison, il emprunte toutefois à la qualité «française» du milieu de la couture. Mais, esthétiquement, il fait surgir un garçon inédit. «J'ai commencé assez naïvement à exprimer des choses que je n'avais jamais vues ailleurs.» L'effet est épatant et marche du tonnerre, au point que, même si la maison ne publie pas ses résultats, le secteur masculin serait en proportion «grandissante» et significative dans le chiffre d'affaires du prêt-à-porter de la marque.
Il est impossible de fixer ce qui caractérise l'homme Givenchy depuis plusieurs saisons. C'est un champ où se retrouvent des cultures et attitudes variées, des personnages divers. Tisci glorifie les mauvais garçons, que les bonnes gens qualifient de «racailles». Ce peut être des marlous qui rappellent ceux de Rio de Janeiro ou d'autres qui enchaînent les dunks sous le métro aérien new-yorkais. Ou encore des chavs, ces working class heroes britanniques habillés de survêtements et qui se baladent avec des rottweilers en laisse. Ou des ados africains et maghrébins qui passent leur vie dans les cybercafés, des légionnaires en plein repos du guerrier qui croiseraient d'autres soldats dans une backroom.
L'égérie de cette saison est le mannequin Tony Ward, Américain de 51 ans, l'ancien Hustler White de Bruce LaBruce et Rick Castro et ex-boyfriend de Madonna apparu dans le clip très SM de Justify My Love. Tout cela est bien loin des blondinets aux looks proprets qui ont squatté tant de podiums. Mais, après tout, la mode est une grande partouze où tout le monde trouve à s'accorder.
Gynécée inversé et bariolé
Dans ce monde d'hommes, hétéroclite mais pas franchement hétéro, il n'y a qu'un dénominateur commun : la rue. Pourquoi ? «C'est très simple, j'en viens.» Riccardo Tisci a beau évoluer dans un monde surréel, être l'un des grands manitous de la mode mondiale, chez LVMH qui plus est, il rappelle toujours ses origines. Il est né dans les Pouilles, dans une famille très pauvre, a grandi dans un village près de Milan, seul avec sa mère et ses huit sœurs aînées. De son enfance, il a tiré «une dévotion envers les femmes» et une force de travail étonnante (aux dires de ses collaborateurs). A 17 ans, il quitte l'Italie, atterrit à Londres, enchaîne les petits boulots pour étudier à la très réputée Central Saint Martins, plonge tête baissée dans la culture du night-clubbing. Tisci a 29 ans quand il est embauché chez Givenchy où, sans grand équivalent, il signe chaque saison des collections sinon autobiographiques, du moins très personnelles, rêvées et fantasmées. Dans l'univers de Givenchy, il y a les femmes idéalisées et les hommes désirés.
Les garçons, donc. Le gynécée inversé de Tisci est bariolé comme une pub Benetton. Dans un panorama modeux souvent rétif à l'apparition de mélanine sur les podiums, l'Italien a fait défiler des garçons de toutes les origines : africaine, afro-américaine, arabe, asiatique, latino… Il a habillé de shorts de basket-ball et de tailleurs chicissimes des garçons longilignes aux yeux bridés, des métis plus baraqués et des ragazzi ténébreux. «Je travaille avec des casting editors [des gens chargés de traquer les nouvelles têtes, ndlr] qui vont à Rio, New York, La Havane, Londres, Milan ou Paris. Souvent, ils me demandent quel est le thème de la collection. Je réponds à chaque fois la même chose : "le monde", sa diversité, il n'y a que ça qui m'intéresse.» Cet amour du multiculturalisme, il l'explique, en gentil garçon catholique bien élevé par sa mère adorée : «Quand j'étais adolescent, il y avait des vagues d'immigration importantes en Italie, et un racisme très fort. Notre mère nous a toujours poussés à aller vers ceux qui venaient d'arriver, vers la différence.»
Les créateurs incarnent leur mode. La chose s'est vérifiée avec Coco Chanel ou, aujourd'hui, Phoebe Philo (désormais à la tête de la création artistique chez Céline, après Chloé). Tisci, lui aussi, accompagne ses collections. Il est beau, a le physique latin. Il est viril, s'habille de manière moins délurée que ses mannequins, mais a un fort penchant pour la street culture : d'éternelles Nike blanches aux pieds, un jean large et une chemise à carreaux qui recouvrent un corps musclé. Accro au sport, il court et s'est récemment remis à la boxe.
L'histoire de la mode n'est évidemment pas qu'une histoire de textile, elle est surtout corporelle. A chaque style correspond une morphologie. Celle vantée par Tisci est «saine, tonique, sportive, sûre d'elle-même, réfléchie, brute». Il ajoute que ces adjectifs correspondent aussi à sa vision de la femme. La virilité de Tisci, de l'homme comme de ses collections, est un mélange entre deux pans opposés de l'histoire du milieu : «Quand j'étais jeune, j'admirais énormément Gianni Versace et Helmut Lang.» Le trait d'union entre l'Italien décadent et l'Autrichien minimaliste est, à ses yeux, «leur amour de la street culture, leur manière de lui donner son élégance». Et c'est justement sur cet aréopage formé par les cultures urbaines que Tisci a donné son plus grand coup d'éclat.
L’élégance du hip-hop
En seulement quelques années, le créateur milanais a habillé les nouveaux empereurs que sont les rappeurs. Il est l'homme qui a dessiné le fameux kilt de cuir porté par Kanye West pour ses concerts. Quelque temps avant sa mort, Michael Jackson avait été paparazzé portant du Givenchy (venant d'une collection féminine). Les ateliers de la marque de l'avenue George-V (VIIIearrondissement de Paris) sont devenus un lieu névralgique de la culture hip-hop. Tisci : «Quand j'étais plus jeune, le rock était en train de disparaître et de se faire supplanter par le rap. J'habitais à Londres et je ramenais des disques ou des habits en Italie. J'ai toujours la même ambition : distiller chez Givenchy, dans son tailoring et son exigence très couture, cet apport de la rue.» Il rend hommage à Gianni Versace, le premier à avoir collaboré avec Puff Daddy et LL Cool J. C'est dans la vingtaine que Tisci, ancien club kid, a troqué son look gothique et post-punk pour une allure plus martiale. Exit le Boys Don't Cry et welcome les bad boys.
Givenchy a escorté le grand chamboulement des genres dans le rap, cet univers très hétéro et macho où les garçons s'autorisent pourtant toutes sortes de choses. «Il y a encore quelques années, porter de la dentelle, des étoiles, du strass ou du doré était impossible pour un homme. Aujourd'hui, il n'y a presque plus de tabous. En tous les cas, chez Givenchy, aucun !» Dans ses studios, le créateur cherche un langage contemporain. «Dans les années 60 ou 70, les femmes se couvraient de maquillage et les hommes se devaient d'être élégants. Avec la chirurgie esthétique, les premières ont pu s'affirmer de façon différente, et les seconds ont cherché à s'exprimer à leur manière. Le sport, la virilité saine… Tout cela est une réponse harmonieuse au pouvoir des femmes.»
La mode masculine de Riccardo Tisci louvoie en permanence entre aristocratie et bas-fonds. Il y a chez ses mauvais garçons un écho direct aux malfrats adolescents de Pasolini. Il approuve : «A la Saint-Martins à Londres, j'avais fait mon mémoire de fin d'études sur la morphologie dans le cinéma de Pasolini comparé à celui de Fellini. Je m'intéressais à la façon dont deux réalisateurs d'un même pays avaient pu construire des approches du corps si différentes. Ça paraissait très éloigné de la mode à l'époque, mais aujourd'hui c'est cohérent.» Cette esthétique se diffuse partout, chez les clients de Givenchy évidemment, mais surtout ailleurs. Le créateur a 713 000 followers sur Instagram. Tous les jours, il voit des adolescents qui postent des photos d'eux dans des postures ou des looks qui rappellent les siens. Il s'enorgueillit de cet hommage-là : «J'étais comme eux il y a longtemps, à rêver de changer de vie, à jouer avec les habits pour m'exprimer. Me voici de l'autre côté, à façonner des corps, à essayer de les comprendre.» La quête est sans fin, se renouvelle chaque saison. «C'est un métier magnifique : après tout, Dante Alighieri a bien passé sa vie à scruter l'anatomie humaine.»