Ce n’est pas une «tendance», ce mot qui ne veut rien dire. Plutôt une lame de fond. Une vague qui a traversé à peu près tous les défilés de cette Fashion Week automne-hiver 2015-2016 : les créateurs se soucient du confort. Oui, il est subclaquant (ou presque), le cliché du styliste qui, depuis son studio d’ivoire, dessine pour les femmes une camisole de torture.
Un accessoire a incarné cette confortabilité généralisée : la chaussure. Même dans les shows en grande pompe, elle s'est faite praticable, quasiment tous terrains, il n'y eut d'ailleurs aucune chute à déplorer, tout au plus quelques oscillations chez l'expérimentale Iris van Herpen dont les sculptures en cristaux rappelaient les belles folies d'Alexander McQueen. Prenez Chanel : les escarpins crème à bout noir reposaient sur un talon large et carré, dans les 4 centimètres. L'aisance des mannequins était palpable, contribuait à diffuser une décontraction parfaitement incarnée par Molly Bair, grande fille à minois et oreilles pointus. Il y eut aussi beaucoup de bottes, de cuissardes, voire des néobaskets (chez Céline). Et si les bad girls de Saint Laurent étaient bel et bien perchées sur des talons aiguilles, ils apparaissaient d'une stabilité à toute épreuve sous leurs enjambées de louloutes prêtes à en découdre.
Marchons, marchons
L'autre élément a avoir contribué à cette décontraction unanime est le manteau-parka. Ainsi chez Sacai, qui les a accumulés, déclinés dans toutes sortes de matières et de coupes. Il y a de la fourrure, des imprimés bleu et blanc, des motifs géométriques jaune pétard, du (beau) cuir. Même topo chez Acne, où Jonny Johansson se permet de déconstruire joliment des duffle-coats, de les «inverser» comme des peaux de lapin, de jouer avec les cordes qui tiennent les lourds et chauds morceaux de laine. Quant aux tops transparents, portés sur des pantalons en cuir taille haute, il faut oser aller à Intermarché avec, mais ça a l'air tout doux contre le buste. Le tandem Humberto Leon et Carol Lim (lire Libération du 6 mars) a lui aussi excellé dans cette voie du confort, avec de grandes parkas sombres, bleu nuit, imprimées de fleurs noires, des ponchos-anoraks marqués de bandes jaunes. Et évidemment, puisque l'on est chez Kenzo, des imprimés subtils et réussis. Pour Hermès, Nadège Vanhée-Cybulski a signé son arrivée à la tête de la collection femme en célébrant l'aspect «équitation» de la maison. Du cuir, des robes ou manteaux inspirés des tapis de selle, des peaux matelassées, du cachemire. C'est intemporel, donc beau. Sentiment similaire au défilé Lemaire où le poncho (autre mistigri de cette session) laissait toute latitude à des marcheuses qui conservent la classe. On retrouvait de l'équitation chez Lanvin avec des cavalières chapeautées de sortes de bombes, très sexy dans leurs jupes ouvertes jusqu'à l'aine. Le prince Haider Ackermann a pour sa part révélé une coolitude rock à base de télescopage d'imprimés, de manches relevées au coude, de longs gants en cuir très Gilda, de cols défaits et plongeants. Chez Bouchra Jarrar aussi, une évolution est perceptible, qui devrait étoffer son statut de chouchou d'une élite hyperavertie. Si l'approche reste conceptuelle, avec pour point de départ une étude du pantalon, et si on retrouve son attrait pour le duo noir-blanc, le résultat est graphique, enjoué, presque pimpant, avec des rayures, des imprimés flammes, du vinyle. Une démocratisation s'affirme, très désirable, à l'instar d'un mix jogging-pantalon de smoking.
Pragmatisme créatif
Jonathan Anderson, Julien Dossena et Guillaume Henry sont de la même génération. Ils ont respectivement 30, 32 et 36 ans. Et tous trois travaillent pour des marques établies : Loewe, Paco Rabanne et Nina Ricci. Si chacun a évidemment sa propre mode et son esthétique personnelle, leurs défilés ont montré un élément commun : ils manient avec justesse la conjugaison qui doit s'opérer entre expérimentation et silhouette compréhensible et désirable. Chez Loewe, le Nord-Irlandais Anderson a envoyé sur le podium des filles qui portaient plein de sacs - on ne plaisante pas avec les accessoires chez LVMH -, habillées de grands manteaux de cuir, de tuniques vert luisant plissées, de perfectos lamé argent. Il y avait là la silhouette d'une bourge un peu trash qui allait s'encanailler aux Bains-Douches dans les années 90. Mais tout est désirable, moderne et vendable. Même esprit, non pas visuel mais dans la démarche, chez Paco Rabanne où Dossena a proposé des ensembles sombres qui, en dépit de leur structure très travaillée, semblent légers : manteaux noirs en trapèze, sweat-shirts imprimés de paysages urbains et, partout, une inventivité dans les matières, plastiques et luxueuses. Guillaume Henry, son collègue du groupe catalan Puig, a avec justesse isolé quelques éléments saillants de l'allure de l'avenue Montaigne : le grand manteau camel, la robe du soir pailletée rouge ou le sac en cuir très digne. Bien sûr, il y a des excentricités chez Loewe, Rabanne ou Ricci, et on est très loin d'une allure lambda. Mais les acheteurs peuvent y trouver leur bonheur. Il y a sans aucun doute là une attitude très générationnelle, qui dépasse le cercle de la fashion : ces trois garçons sont réellement apparus dans le climat post-crise de la fin des années 2000. Leurs responsabilités doivent donc s'appréhender dans ce contexte de «l'après», marqué par la contrainte des ventes. Or, ils trouvent dans cette «contrainte», dans ce pragmatisme, le champ où déployer tout leur potentiel.
Bilan de greffes
L'idéal de la greffe est peut-être le tandem entre Dior et Raf Simons. Le Belge a encore montré, après sa merveilleuse collection couture de janvier, qu'il sait parfaitement nager dans les eaux complexes de la machinerie Dior. Il sait à la fois s'approprier l'habitus de la maison, le détourner, le pervertir pour mieux lui rappeler son essence. Ses femmes-fleurs étaient dépourvues de niaiserie, plutôt femmes vivaces et carnivores en secondes peaux plastifiées, costumes en tweed, jupes colorées à grosses franges. Une allure reptilienne. Riccardo Tisci est aussi un exemple de greffe parfaite. Sa patte imprimée sur Givenchy est telle que la marque de LVMH s'associe aujourd'hui à cette esthétique hip-hop et sexuée. Cette semaine, il a montré un vestiaire victorien parfaitement travaillé, des fourrures colorées, des fourreaux brillants. La collection Maison Margiela avait en revanche des airs de greffe encore en cours : si John Galliano a convaincu pour la haute couture en parvenant à une fusion bénéfique aux deux parties du nouveau contrat, on a cette fois assisté à une coexistence en deux temps, d'abord très Margiela (déconstruction, renversements, tailoring apparent) puis très Galliano (le côté nuisette et cabaret, les farfadettes grimaçantes). Attendons la prochaine salve. Alexander Wang a aussi du pain sur la planche chez Balenciaga. Ses femmes en jupes ou robes entravées étaient empruntées, et l'imprimé pied-de-poule, faute d'une énergie pour le booster, les mémérisait.
Dans le rétro
La mode fonctionne par cycles et recyclages, la mémoire et les archives faisant office de fuel perpétuel. Cette saison a biberonné aux seventies. Chez Véronique Leroy par exemple, avec cols pelle à tarte, grosses ceintures, galons noirs, tout ceci avec une remarquable délicatesse. Pour son premier défilé sous sa propre marque, Vanessa Seward a pour sa part misé sur une collection à la fois sage et rétro : on croit reconnaître une Jacqueline Bisset dans un film de Truffaut, ou une Jerry Hall période Bryan Ferry. On trouve aussi de la combi, pièce omniprésente dans ce cru 2014-2015, jusque dans ses versions les plus sophistiquées, en soie vermillon chez Saint Laurent, en délicieuse maille chez Chanel. Egalement dans le rétro, la Japonaise Tsumori Chisato mêle habilement sixties de shebam pop wizz et culture manga, elle célèbre une femme super-héroïne, façon Barbarella pop.