Un jour de 1982, le modiste Jacques Pinturier ouvre les portes de son atelier à Libération. Lorsque le journaliste, Michel Cressole (1), pénètre dans l'entresol miniature du 10, rue Cambon, à Paris (Ier arrondissement), il tombe en arrêt devant une «volière palpitante de chapeaux mutins», où cohabitent une calotte de velours noir incrustée d'un miroir, un canotier-jardinière de fleurs, un nœud cerceau de satin blanc… Jacques Pinturier, d'humeur «oursonne», lui présente sur son poing, comme un «fauconnier fier de son oiseau dressé», l'une de ses dernières créations : un chapeau à gros nœud canaille. Michel Cressole est séduit. En une, au-dessus d'un gros titre consacré à Jaruzelski, le quotidien annonce : «Mode 82 : le chapeau fait le printemps». Jacques Pinturier a les honneurs d'une pleine page.
En ce printemps 2015, la mode est plus aux casquettes wesh wesh qu'aux bibis. L'atelier de la rue Cambon, en face de la Cour des comptes, a fermé il y a deux ans. Jacques Pinturier ne coiffe plus le gotha, princesses et comtesses qui arpentent les champs de course, les bals et les beaux mariages. Et il ne fait plus son bougon. Au contraire, il promène, à bientôt 83 ans, un regard bleu réjoui sur ses créations : quelque 80 couvre-chefs réalisés par ses soins, présentés à l'atelier-musée du Chapeau, la Chapellerie, à Chazelles-sur-Lyon, dans la Loire (lire page 39). Là, pour la première fois de sa longue carrière (quarante-six années), plus célèbre à l'étranger qu'en France, celui qui répond au surnom de «maestro du chapeau» a droit à son exposition, rien qu'à lui. Alors, bien sûr, il est venu à l'inauguration, fin avril, accompagné de Betty, 78 ans, son épouse, sa muse, «son premier violon», comme il dit. Lui, tout en noir, elle tout en blanc. Ils dessinent un pas de deux, entre les excentricités ici exhibées, sur lesquelles plane le souvenir de la fantaisie d'Elsa Schiaparelli entrée dans la mode par le chapeau, tout comme Gabrielle Chanel ou Jeanne Lanvin.
Des crayons dans les cheveux
Passé un couloir où trônent les très sages feutres de ces messieurs François Mitterrand et Antoine Pinay, subitement, ça décoiffe sec. On attaque par un bibi surmonté d'un bouquet de moulins à vent. Pinturier a d'emblée des envolées : «La mode, c'est comme un moulin à vent. Je veux être le vent.» On retient son souffle devant un ornement de tête surmonté de crayons entremêlés, avec un petit air de «mais qu'est-ce donc là ?» «Une commande de la Fiac, en 1987», répond -il. Betty avait compris que la Fiac voulait une œuvre avec des «crayons», quand il ne s'agissait que de livrer une «création». Ni elle ni son époux ne se doutaient alors qu'en janvier dernier, ils iraient manifester pour la liberté d'expression aux côtés de femmes avec des crayons plantés dans les cheveux. On tombe en arrêt devant une capeline en parabuntal noir (une sorte de paille). La calotte représente un visage. Elle est cernée de douze tiges en métal gainées de velours noir auxquelles sont accrochés des rubans. Une folie qui symbolise un soleil noir. Cette beauté fut portée par la comtesse de Follin, lors du prix de Longchamp 1990-1991.
Mais dans quel monde a donc vécu Pinturier ? Il élude, préférant énoncer que «le noir se voit bien sur un champ de course à l'herbe verte». Se met à citer Kandinsky, qu'il vénère («Le blanc sonne comme un silence qui subitement pourrait être compris»), Hokusai (ses dessins sans fin comme avec un fil de téléphone, qui démarrent «d'un point, là où j'en ai deux, puisque je pars du regard»), Matisse et ses couleurs, Klimt, Braque… Il s'évade. Flotte dans son monde. Redescend, quoique, quand on le questionne sur une ébouriffante coiffe en toile de peintre, il explique, comme si de rien n'était : «Oui, cela fait partie de ce que j'ai appelé des "chableaux" : des chapeaux en toile sur lesquels j'ai peint. Betty en portait un au Prix de Diane-Hermès en 1991.» L'homme, cet artiste revendiqué, se plaît alors à expliquer comment il s'est plu à casser les stéréotypes du chapeau, notamment en «désacralisant» les matériaux dont ils sont faits.
«J'ai inversé les matières du luxe. Par exemple, j'ai fait des chapeaux en toile de soutien, cette matière qu'on cache, normalement.» Une facétie parmi tant d'autres. Avec du balsa, du papier photo noir froissé, des bandes de canevas, des fils de métal gainés, Pinturier s'est joué des codes de la haute mode (l'équivalent de la haute couture en version chapeau). Et cela, en toute liberté à partir de 1968, lorsqu'il lance sa griffe : «J'ai voulu profiter de cette révolution sociale culturelle, en faire un acte de peintre, de sculpteur. Je voulais une nouvelle forme de chapeau : comme les Noirs avec leur jazz ont "sali" la musique, c'est-à-dire pris leur liberté. J'ai ouvert mon atelier rue Cambon. Seul avec Betty. Je ne voulais pas d'un atelier avec des esclaves qui auraient dû me demander "Je peux sortir ?" "Je peux faire une pause ?"»
Un apprentissage chez son oncle
Et il lui a fallu un fichu culot pour donner dans le chapeau en cette période de va-nu-tête en jeans ou minijupes qui méprisent autant les soutiens-gorge que les bibis de maman. «Et puis, allez donc mettre un couvre-chef sur une choucroute à la Brigitte Bardot ! Cette année-là, je sais bien qu'on ne voulait pas de chapeau, synonyme de bourgeoisie, d'élite, du passé. Les grands couturiers ont alors éliminé les modistes et on a même vu apparaître dans les vitrines des mannequins sans tête. Un peu plus tard encore, les cosmétiques et les lunettes ont fait fuir le chapeau.»
Justement, Jacques Pinturier s'entête, convaincu que «la mode», malgré tout, «ne se démode pas quand elle est bonne». Il fait même sensation avec une trouvaille très art déco en rhodoïd noir baptisé le «quatre barres». Quatre bandes demi-circulaires qui forment un casque léger rétractable. Pour son lancement, il s'amuse, avec l'attachée de presse de Balenciaga, à présenter à la presse son petit chapeau «qui valait trois francs six sous», avec des diamants choisis chez les bijoutiers huppés de la place Vendôme. La nique au fric ? «Il ne faut pas que l'argent prenne le pouvoir. Il ne doit pas commander, seulement servir», énonce Pinturier. La farce, en tout cas, fait un rien choc dans les milieux du chic. Mais le coup de pub fonctionne. Un industriel suisse, Brunschwick, grossiste de la haute mode, en fait fabriquer plusieurs exemplaires, en noir, en rouge, en écaille blonde. Mais Pinturier se concentre surtout sur des pièces uniques, car les «chapeaux, comme les pianos, doivent être accordés» à chaque visage, chaque regard. «D'ailleurs, reprend-il, la femme ne doit pas dire : "J'ai une tête à chapeau." Avoir une tête suffit. Et il y a un chapeau pour chaque femme.»
Quand il lance sa maison, le nom de Pinturier n'est guère connu. Mais ses chapeaux, eux, le sont. L'homme a fait ses classes chez des grands. «J'ai commencé en 1951 au milieu de femmes, dans un petit atelier, sur un petit tabouret, avec un fer à repasser sur les genoux.» L'atelier de son oncle Gilbert Orcel, modiste de renom (de 1938 à 1972) qui coiffa de la célébrité à la pelle (Jackie Kennedy, Arletty, Danièle Darrieux…). Enfant, Jacques Pinturier aimait y observer le travail des ouvrières, tout en rêvant d'être peintre. Mais ce nom de «Pinturier», «c'est un peu gênant». Alors, avec un dessin de capeline, il convainc son oncle de le prendre dans son atelier. Geste après geste, il apprend le métier. «Pour créer, il faut avoir les mains et l'esprit. Dior, par exemple, n'avait pas les mains de Balenciaga. Dix ans sont nécessaires pour apprendre à réaliser un chapeau digne de ce nom», affirme-t-il. Chez Orcel, Pinturier invente notamment les voilettes en demi-lune qui se croisent devant les yeux, les voilettes moulées sur une coiffe, intègre la ligne sculpturale qu'Orcel donne au coiffant, rencontre Betty, seconde vendeuse chez son oncle, l'épouse en 1957. De cette union naîtront trois filles, six petits-enfants et un arrière-petit-fils. Tous, même Betty, l'appellent «Monsieur Jacques», une tradition dans les ateliers de mode.
«Aujourd’hui, ce sont des marchands qui font la mode»
En 1963, Jacques Pinturier déjà s'émancipe et entre dans le studio de création d'Antonio Cánovas del Castillo, qui fut - entre autres prouesses - le couturier attitré de la maison Lanvin. Chez Castillo, le modiste signe des collections (béret trèfle à quatre feuilles, bombe de chasse en velours noir, canotier triangulaire) encensées par le magazine Vogue, qui évoque des chapeaux «pleins de verve».
En 1967, la maison Del Castillo ne fait plus front face à des difficultés financières : fermeture. Pinturier, qui aurait alors pu entrer chez Dior, préfère créer sa propre griffe. En marge d'un système qui va de plus en plus l'agacer. «Tous les deux mois, il faut avoir des idées de génie pour les collections, c'est impossible», s'élance-t-il. Et puis «les finitions haute couture tuent la haute couture. C'est artistiquement mauvais, la perfection. Et en plus, on ne peut pas se la payer» ; «Aujourd'hui dans les écoles de mode, on apprend le passé, mais il faut faire le présent. Comme on ne sait pas faire, on essaie de faire l'avenir. Jean Paul Gaultier, lui, a appris de sa grand-mère. Dans une école de mode, il aurait été foutu» ; «Aujourd'hui, ce sont des marchands qui font la mode.» Il balance. Epargne Issey Miyake, que Betty l'avant-gardiste s'est plu à porter dès le début. Revient à la charge contre «la perte du sens de l'unique». Egratigne certains photographes de mode qui se croient «au-dessus, et pour lesquels il a sciemment fait des "chapeaux déglingués chics"» dont il savait qu'ils allaient leur plaire. Acerbe ? Un rien, même si le registre est plutôt celui de l'humour. A son encontre aussi. «Oui, j'ai coiffé tous les vins de France. Moët et Chandon aussi. Je leur ai même acheté un seau à champagne pour mouler des chapeaux dessus.» Betty intervient : «Nous ne sommes pas des gens d'argent. Et une partie de la haute société négociait.»
Que reste-t-il de toutes ces années ?Dans son appartement de Bois-Colombes (Hauts-de-Seine), au quatrième sans ascenseur, Jacques Pinturier, qui a créé au rythme d’une centaine de chapeaux par an, a conservé une partie de ses créations (plus d’une centaine). Mais il a fait don de certaines au musée Galliera, à Paris (XVIe), et à ce musée de Chazelles-sur-Lyon qui lui dit, en ce moment : «Chapeau !»
(1) Mort du sida en 1995.