Cherchez l’intrus. A l’exposition «Fashion Forward, trois siècles de mode», présentée au musée des Arts décoratifs à Paris, les vêtements sont signés Jeanne Lanvin, Hussein Chalayan, Yves Saint Laurent et… H & M. Oui, vous avez bien lu, le géant de la fast fashion a casé deux silhouettes au milieu de l’élite historique de la couture. Non, sa présence n’est pas une erreur : H & M est le mécène exclusif de l’exposition.
Si le montant du don de l'entreprise à l'exposition est confidentiel, le ramdam qu'a fait la marque autour de ce partenariat laisse à penser qu'il est conséquent. Et qu'elle en tire, de son côté, un réel avantage. Non contente d'avoir casé ses sapes et mis son logo en gros sur l'affiche, elle en a aussi profité pour lancer, le jour de l'inauguration, sa collection «Conscious Exclusive», inspirée des archives du musée des Arts déco et vendue partout dans le monde, nimbée de sa prestigieuse aura Paris-couture-qualité. «Cette exposition est cohérente avec notre travail et notre volonté d'être à la pointe sur le développement durable, l'innovation et, en même temps, d'apprendre et de s'inspirer du passé», justifie la conseillère créative chez H & M Ann-Sofie Johansson. En fait, «Fashion Forward» est surtout cohérente avec la stratégie de communication développée par le géant suédois de l'habillement, qui fait partie intégrante de son succès. Unique dans le milieu de la fast fashion, elle conjugue «soft power» (influence par des canaux détournés) et campagnes de pub virulentes avec un seul but : donner plus de valeur symbolique à ce que les clients consomment.
Flirter avec le luxe
En sponsorisant de grands événements culturels, H & M imite le comportement des griffes de luxe qui, depuis plusieurs années, ont pris le parti de choyer la culture, véhiculant des valeurs de beauté, d’excellence et de rareté très à leur goût. Ainsi, LVMH soutient les cycles Monumenta au Grand Palais depuis le début ; Vuitton, Hermès ou Cartier possèdent leur fondation pour l’art contemporain. D’autres actions de moindre envergure sont menées plus discrètement car dans l’ensemble, en France, quand une entreprise raque, elle ne s’en vante pas - sur ce point, H & M n’est pas tout à fait raccord avec ses modèles.
La volonté du suédois de s’approprier les codes du luxe s’illustre également par des collaborations régulières avec des designers : initiées avec Karl Lagerfeld en 2004, elles ont été renouvelées chaque année avec un nom prestigieux de la couture et toujours lancées en grande pompe. La présentation de la collection «Maison Martin Margiela» en 2012 a eu lieu dans un immeuble new-yorkais badigeonné de blanc où se déroulait une performance arty d’Anne Teresa De Keersmaeker. Un concert de Prince a célébré le défilé Versace (2011), les modèles Marni ont été dévoilés (2012) lors d’un récital de Bryan Ferry et ont fait l’objet d’un film réalisé par Sofia Coppola.
«H & M crée un véritable événementiel autour de ses collaborations, en s'entourant de grands photographes, de mannequins stars, d'artistes… Il y a un effet "wow" ! Ce faisant, la marque parle au grand public, mais aussi aux leaders d'opinion», analyse Patricia Romatet, professeure et directrice d'études à l'Institut français de la mode (IFM). Quoiqu'éphémères, ces événements s'inscrivent dans une stratégie à long terme. A force, la chaîne se construit un héritage : aujourd'hui, ces collaborations pourraient presque faire l'objet d'une rétrospective.
Par ailleurs, en s'appropriant les codes du luxe qui font rêver et en les rendant accessibles, elle se donne une légitimité en termes de créativité et de qualité. «Si on met en balance le prix perçu des vêtements (bas) et la valeur globale perçue par les clients (haute), H & M s'en sort très bien. Cet équilibre magique représente un avantage concurrentiel durable, difficile à copier», décrypte Yves Marin, consultant en distribution et grande consommation au cabinet de conseil Kurt Salmon.
Se donner une bonne conscience écolo
Les temps sont durs pour les multinationales : les consommateurs, qui exigent plus de transparence, sont aujourd’hui capables de pointer les failles d’une marque et de la descendre illico sur les réseaux sociaux. H & M s’est donc attaqué au reproche principal formulé à l’encontre de la fast fashion : d’être une industrie néfaste. D’abord parce qu’elle symbolise le gâchis, alimentant la fringale acheteuse des consommateurs qui remplissent leurs placards d’habits peu ou pas portés - le suédois avait d’ailleurs été taclé à ce sujet en janvier 2010, quand on avait retrouvé dans la benne à ordures d’un de ses magasins new-yorkais des vêtements invendus délibérément lacérés au cutter et des chaussures aux semelles arrachées.
Mais la fast fashion est essentiellement critiquée pour les conditions souvent déplorables dans lesquelles sont produits les vêtements. L'effondrement en 2013 du Rana Plaza, à Dacca (Bangladesh), en constitue le symbole - H & M n'y employait personne et a tenu à ce que ça se sache. Le documentaire The True Cost, paru l'an dernier, a enfoncé le clou. La fast fashion a aussi la réputation d'être polluante, la course au plus bas prix l'encourageant à peu se soucier de l'impact écologique de sa production galopante.
«Nous voyons à long terme. C'est pourquoi H & M veut être le champion en matière de développement durable. […] Prendre ses responsabilités sur la manière dont nos actions affectent les hommes et l'environnement est crucial pour le succès durable de notre entreprise», explique, sans surprise, Ann-Sofie Johansson. Concrètement, cet engagement se traduit par une série de mesures sur lesquelles la marque s'empresse de communiquer : son «code de conduite», créé en 1997, en ferait «l'une des entreprises de mode au monde qui a les standards les plus stricts en termes de développement durable pour ses fournisseurs». La marque assure aussi être la première utilisatrice de coton biologique au monde, utilise des fibres recyclées issues du service de collecte de vêtements en boutique (offrant ainsi aux clients l'occasion de se racheter une bonne conscience), a créé une fondation pour «contribuer au changement positif sur le long terme en faveur des personnes et des communautés vivant dans les pays où H & M opère»…
«Il est difficile de juger vraiment l'impact de ces mesures, nuance Patricia Romatet, de l'IFM. Après, il est évident que leur communication coûte cher, tout comme les excellents emplacements des boutiques. Il faut une marge brute importante pour les financer, et elle se fait nécessairement sur l'optimisation des coûts de revient.» La professeure de l'IFM invite cependant à ne pas être partisan dans le procès fait à la fast fashion, qui «a au moins le mérite de soulager les petits budgets et de créer des emplois dans les pays en développement».
Bétonner avec une publicité virulente
On pourrait supposer que ce subtil usage du soft power compense une absence de communication tradi via la publicité. Mais H & M se paie des campagnes à la télé, sur les abribus, dans les magazines… A chaque fois, l'enseigne fait appel aux mannequins les plus en vogue du moment (en 2016 : Anna Ewers, Mica Arganaraz…), voire des célébrités ultra bankables (David Beckham, Madonna, Beyoncé…). «H & M s'inspire certes du modèle du luxe, mais aussi de la grande consommation, évalue Yves Marin, du cabinet Kurt Salmon. Des marques comme Nike, Coca-Cola ou McDonald's ont des plans de communication globaux, qui passent par la publicité avec des stars, du sponsoring, du caritatif, de l'organisation d'événement…»Patricia Romatet abonde : «H & M est un grand communicant qui joue sur tous les tableaux pour parler à des cibles multiples. Sa stratégie, unique, mise vraiment sur la différenciation par rapport aux concurrents du secteur textile.»
En effet, chez les autres acteurs de la fast fashion, l'ambiance est sensiblement différente. Zara s'appuie sur les leviers de communication classiques de la mode : une proposition stylistique forte, un site internet hyper design, des vêtements et des magasins qui font rêver avec des prix plus élevés. Mais l'entreprise espagnole ne fait pas de pub, son fonctionnement est mystérieux, et son patron discret. «H & M dit consacrer environ 3,5 % de son budget à la com, alors que Zara tourne plutôt autour de 0,2 %», fait remarquer Yves Marin.
Dans le genre profil bas, il y a aussi Primark, l’autre grand concurrent du suédois, qui pratique la politique du prix «nu», le moins cher possible : les magasins sont efficaces, il n’y a pas de com, ils vont droit au but. L’anglais a pris de spectaculaires parts de marchédans certains pays et représente une vraie menace, surtout en France, où le budget consacré à l’habillement a tendance à baisser.
Mais pour l'instant, H & M continue de suivre un rythme d'expansion extrêmement soutenu, projette d'augmenter annuellement de 10 % à 15 % le nombre de ses magasins dans le monde (autour de 4 000 actuellement) et ne présente pas de signaux de ralentissement. Yves Marin confirme : «Quand on voit son conseil d'administration colossal, sa marge nette qui avoisine les 10 %, son emprise en termes de points de vente, la qualité de son image, on ne peut être que bluffé par la puissance de la bête.» Une bête savante.