Elle chaussait du 33. Ça ne se voit pas sur la photo, prise au collège, sûrement à Istanbul, elle devait avoir 16 ans. Elle avait probablement déjà fini de grandir. Petite mère qui, devenue dame, avait tant de mal à trouver des chaussures à sa taille, petite mère qu'il prenait dans ses bras, «je la soulevais comme une petite fille», et donnait à son fils l'illusion qu'il était grand et fort. Petite mère qui lui disait alors qu'on raillait ses débuts de chanteur, son mètre 60, et sa voix écorchée : «Moi, je te trouve beau, mon fils.» Et puis, qui rigolait : «C'est vrai que la guenon, aussi, trouve son fils très beau.»
D'elle, Charles Aznavour tient sa petite taille, ses yeux surmontés de sourcils noirs qui se courbent avec l'émotion. D'elle, comédienne aux rôles rares et tout petits, naquit un pur enfant de la balle. D'elle, il a voulu ne pas oublier la douleur.
Il a restauré cette image avec les outils informatiques d'aujourd'hui, une journée entière, sans s'arrêter pour manger, point par point sur son ordinateur, comme on repriserait un linceul. La photo protège le regard des morts, de l'oubli. Sa mère avait coutume de s'arrêter devant la commode, elle plongeait ses yeux dans ceux des siens, ses larmes coulaient en silence. «Pour moi, c'est la femme qui pleurait. Mon père n'a rien connu de tout ça.» «Tout ça» veut dire génocide. Elle s'appelait Ksar, née arménienne en 1902 en Turquie. Sa famille avait été exterminée par les Turcs en 1915, un jour qu'elle et sa grand-mère n'ét