«Cette ville est dans un état de dévastation totale. Les usines ferment, les gens sont à la dérive et les gamins s'entretuent pour le fun. Si notre musique est la bande-son de tout cela, j'espère qu'elle permet de comprendre quelle désintégration nous vivons.» Lorsqu'en 1988 il décrit Detroit dans l'un des premiers articles européens sur le mouvement techno alors naissant, Derrick May en dresse un portrait d'une noirceur terrible mais lucide. Plus rien ne va dans sa ville depuis que les géants de l'automobile ont délocalisé les chaînes de montage. La culture a subi un coup d'arrêt similaire dès 1972, avec le départ pour le soleil californien de la Motown, la maison de disques qui a dominé la soul grand public pendant une décennie et porté le flambeau de la Motor City à travers le monde entier. Au bord du lac Sainte-Claire, ces ruines industrielles sont le terreau de la rupture musicale majeure que vont personnaliser Derrick May, Juan Atkins et Kevin Saunderson, qui irrigue encore aujourd'hui largement le monde disparate des musiques électroniques.
Nés à un an d'écart, les trois ados fréquentent, au milieu des années 70, le même lycée de Belleville, banlieue excentrée de la gigantesque agglomération. Detroit est habité par des familles issues de la classe moyenne, blanches et chrétiennes, et les trois jeunes Noirs peinent à s'intégrer. «Il y avait pas mal de problèmes de racisme ; il n'y avait pas beaucoup de Noirs dans le coin. Alors on s'est trouvés très vite»,<