Il est 19 h 45 à l'Auditorio Nacional de Música de Madrid. Sur scène, Ivo Pogorelich, coiffé d'un bonnet, martèle son clavier alors que le public, indifférent, continue d'arriver dans un brouhaha infernal. De fait, personne ne l'a encore reconnu au moment où il retourne se changer dans sa loge. A 20 heures, les lumières s'éteignent et, revêtu d'un frac de concert, il entre d'un pas lent, déclenchant un crépitement d'applaudissements. Il s'installe à nouveau devant le piano, vérifie la hauteur de son tabouret, demande à son tourneur de pages de s'écarter un peu de son champ de vision, recentre la partition, et se lance dans la Sonate n° 2, op.35 de Chopin.
Abstraction. Ceux qui pensent connaître l'œuvre vont en être pour leurs frais, car le travail de décantation que le pianiste fait subir à cette sonate, creusant les contrastes dynamiques, réinventant les phrasés, donne l'impression d'avoir pénétré dans une nouvelle dimension du cosmos. Génial ? Grotesque ? Une chose est sûre : c'est techniquement monstrueux et cela révèle un mental d'acier, en plus d'un contrôle de la sonorité surnaturel. C'est bien le mot, car pour Pogorelich, rien ne va de soi. La construction de son récital - qui entrecroise la Mephisto Waltz n° 1 de Liszt, le Nocturne n°1 en do mineur de Chopin et la Sonate en si mineur de Liszt - est programmatique en diable : il s'agit ni plus ni moins d'explorer ce conflit de l