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A Saint-Malo, une Route du rock pavée de bonnes intentions

De confirmations majeures (The Soft Moon, Timber Timbre, Savages) en déceptions mineures (Hinds, Fuzz), le rendez-vous breton a multiplié les aventures musicales indé. Quarté de nos plus belles découvertes et rencontres avec les intéressés.
Durant le concert de Spectres, samedi au fort Saint-Père. (Photo Javier Belmont. )
publié le 17 août 2015 à 19h06

Algiers : radicalement vôtre

Cela peut se comprendre. «On en a marre de faire des entretiens en français, on s'y colle en anglais», demande, ingénument, l'un des colistiers d'Algiers. Oui, Franklin James Fisher, 33 ans, leader et chanteur du groupe d'Atlanta, est bilingue : il a écumé les bancs comme réceptionniste d'une banque d'affaires française, a enseigné en Bretagne et à Paris.

Les micros se tendent donc naturellement vers lui. Mais Ryan Mahan et Lee Tesche, ses camarades (accompagnés d'un batteur pour les lives, plus timide) adorent discuter. Intellectualiser, parler capitalisme, race, religion, philosophie française. On ne les arrête plus : cela fait du bien d'écouter des types vertébrés mettre en résonance leur musique - leur premier album sorti au printemps cartonne - qui va bien au-delà des seules protest songs qu'on leur prête un peu vite. «On tente de mélanger le post-punk, la soul et le gospel, mais on ne veut pas s'aliéner à un registre. Le post-punk a un ancrage politique, mais l'Eglise aussi, elle a aimanté la gauche noire américaine», dit Ryan Mahan.

Sur scène, la démonstration convainc par sa dimension rock afro-funk, sa rage revendicatrice, sa transe communicative qui, au-delà d'étayer une démarche singulière, aboutit à une alchimie dépoussiérant les poncifs musicaux du genre. Après coup, dans leur loge, le quartet en coexistence passagère (deux vivent à Londres, deux à New York), s'empare de la première question qui lui est posée («Comment faire de la musique progressiste dans un monde de plus en plus réactionnaire ?») pour refaire le monde.

On comprend mieux pourquoi, sur leur Tumblr, il est question de ressusciter Thomas Sankara, de revisiter les émeutes de Watts ou de se pencher sur les clichés de Black Panthers par un photographe japonais. Et que Franklin James Fisher résume ainsi : «Pas facile de s'assumer gauchiste et noir avec un chef d'Etat noir tout sauf gauchiste, qui conduit la démocratie à la banqueroute. Car la violence des attaques, notamment du Tea Party, dont il fait l'objet, t'oblige à ne pas le laisser se faire lapider…»

Le clip de Miles & Miles of Rosary Beads d'Algiers.

Spectres : de l’or noir en barre

Noise et/ou shoegaze ? Stoner et/ou postpunk ? Qu'importe. Spectres ne fout pas les jetons mais impressionne. Joe Hatt et ses acolytes sont allés puiser, à leur manière, dans l'héritage de My Bloody Valentine, The Jesus and Mary Chain ou Sonic Youth (dont l'ombre tutélaire a plané sur pas mal de groupes à l'affiche du festival, et pas uniquement The Thurston Moore Band). «On est quelque part entre là et ailleurs», sourit le chanteur. Ailleurs, surtout.

Dying, leur premier album sorti en début d'année, est donc sombre, un rien no future. D'un noir sous toutes ses couleurs, à la dureté verbale et d'une remarquable densité musicale dont les contours tiendraient de la lame de rasoir. Avec, en point d'orgue, des riffs en forme de marche, les pieds nus sur du verre pilé. Sans délaisser pour autant la quête mélodieuse, comme s'il fallait une mini-trouée de soleil après des heures d'un grêle cinglante.

On retrouve après le concert les gars qui ont élu domicile à Bristol. Ils n'ont jamais connu une telle foule et en ont des frissons. «En mars, on jouait encore devant dix personnes dans des bars pourris, c'est peu dire qu'on était totalement flippés avant de monter sur scène à Saint-Malo», lâche Joe Hatt, pas vraiment adepte des compromis.

De fait, la bande découvre les prémices d'une vie en grand. Ils ont tous des jobs (responsable de café, disquaire, etc.), un label indé (Sonic Cathedral) et puis basta. Pas d'agent, pas d'argent non plus. «On se démerde comme on peut, système D : on n'est pas Foals.» Dont les guitares affolées résonnent au même moment au loin et qu'il a fallu faire venir en jet privé pour remplacer Björk au pied levé. Les Spectres seraient bien restés une journée de plus à flâner autour du fort Saint-Père. «Mais on doit reprendre le boulot lundi, et on a bien douze heures de route à se fader…»

Girl Band : tout fous, tout flammes

Le clip de Lawman des Irlandais de Girl band.

Ils ont l'air aussi sages que leur musique est chaotique tant elle flirte avec du noise rock aussi jubilatoire que libératoire. Entre dissonances et état d'urgence, ce free rock, qui multiplie les claques soniques, laisse le public rincé, un rien groggy. Pourtant, après le concert dévastateur de Girl Band, en accélération permanente («Certainement la plus grosse foule devant laquelle on s'est produits», dit Dara Kiely, le chanteur), les quatre lascars de Dublin ont mis la béquille en sirotant du whisky. Et enchaînent un début de deuxième nuit blanche. Après avoir fini sur les jantes, la veille à Londres, le quatuor, 23 ans de moyenne d'âge, a enquillé dès 6 heures un vol pour Paris, et Rennes dans la foulée. «On est ravis de sortir enfin notre premier album après quatre ans à essuyer les plâtres», racontent Daniel Fox, Adam Faulkner et Alan Duggan, les trois autres membres.

Holding Hands With Jamie sort fin septembre et c'est peu dire que la capacité à mettre le feu des Irlandais affole déjà les programmateurs. «On va pas mal tourner, c'est vrai», se marrent-ils. Puis ils embrayent sur la crise en Irlande : «Comme à Manchester dans les années 70, elle favorise la résistance créative, ça part dans tous les sens», dit Dara Kiely. Evoquent leurs penchants pour l'anarchisme, le joyeux bordel, concédant que le pays met un peu d'eau sociale dans son vin d'hyperconservatisme. Et se branlent royalement - pour l'instant - de gagner du blé.

«Au moins, on est pris en charge dans les tournées, limite infantilisés, disent-ils. C'est cool de picoler gratos et de rencontrer tant de personnes dingues de musique.» Seul hic, selon le combo : «Surtout ne pas relire ce que les journalistes écrivent. Cela oscille entre le nul et le médiocre.» Bien noté.

Kiasmos : électro pas statique

Il préfère en rire. Olafur Arnalds a le nez collé sur son ordi dans les loges et vient, aux côtés de son alter ego, le Féringien Janus Rasmussen, d'en terminer avec un set très classe de Kiasmos. Un concert au cours duquel deux festivalières se perdaient en conjectures pour savoir quel cliché collerait le mieux à cette techno : terre, feu, air et eau. Kiasmos, c'est sensoriel, une sorte d'electro élémentaire (au sens premier du terme), minimaliste mais tellurique : de l'ambient finaude, sophistiquée. «C'est chaud et froid, c'est à notre image», dit-il. Bon, si l'Islandais se marre, c'est qu'il revient sur ses doléances d'artistes en tournée et qu'il ne comprend toujours pas pourquoi il n'a vu que du poisson et de la barbaque au menu quand il a bien précisé que Rasmussen et leur manager étaient l'un vegan l'autre végétarien. «La France est un pays bizarre : ici, le poisson est considéré comme un légume. Du coup, on n'a bouffé que du riz.» Passé ces particules alimentaires - et les grimaces sur le fait que le duo a dû se priver de projections visuelles pendant leur concert -, qu'est-ce qui nourrit ce lascar de 28 ans ? Qu'est-ce qui motive celui dont le nom commence à se faire une place au soleil islandais aux côtés des totems Björk ou Sigur Rós, et traîne sa fibre artistique multicarte (producteur, compositeur, etc.) depuis plus de dix ans ? «L'envie de se dire que chaque nouveau projet doit être aussi existant que le premier et doit autant me déconstruire que me construire», dit l'incubateur de side projects (cinq projets parallèles à ce jour). Puis on bifurque sur la crise, encore la crise, celle qui a failli mettre l'île sur le toit.

Etrangement - ou pas -, Olafur Arnalds n'y trouverait presque que du bien. «Cela a permis d'ancrer à nouveau certaines réalités : par exemple, que l'argent ne fait pas le talent et que toutes les créativités ne s'achètent pas. Du coup, la scène underground n'a jamais été aussi prolifique. Tant mieux.»