Menu
Libération
Musique

Young Thug, strophes psychotropes

Le rappeur elliptique à la langue virtuose, capable d’écrire et enregistrer 30 morceaux par jour, vient de sortir une nouvelle mixtape, «Slime Season», en attendant l’album «Hy!£UN35».
La pochette de «Barter VI» de Young Thug. (Photo DR. )
publié le 28 septembre 2015 à 17h26

Juillet 1966. A la télévision britannique, dans l'émission 24 Hours, une jeune fille anonyme tient une orange entre ses mains. Elle participe à une expérience : elle s'exprime sous l'effet du LSD, qui n'a pas encore été déclaré hors-la-loi au Royaume-Uni. Ses propos, ses gestes et ses gloussements, incohérents et poétiques, resteront comme l'un des épisodes les plus étranges de la BBC et un moment charnière dans l'histoire de la pop culture qui commence. Septembre 2015 : en morceau final de sa nouvelle mixtape mise à disposition gratuitement sur Internet, le rappeur sudiste Young Thug glisse dans Wanna Be Me, qui circulait dans l'éther de YouTube depuis quelque temps, l'une de ses punchlines les plus mystérieuses, dans laquelle il se compare à une carotte. Quelques mesures plus tôt, il parle de sexe torride et de lapins et l'association d'idées semble à peu près intelligible.

Perles sémantiques

Pour le fond de la métaphore en revanche, le peuple exégète d'Internet n'a pas encore statué. Young Thug est coutumier du fait. Consommateur parmi les plus prosélytes de drogues récréatives et hallucinogènes (son plus gros succès à ce jour s'appelle Stoner), «Thugga» enfile les perles sémantiques et les énigmes métaphoriques comme un dément, à tel point que même son auditoire anglophone n'y comprend pas grand-chose. Son psychédélisme, pourtant, ne saurait se résumer à sa consommation de cachetons et de Syrup codéiné. C'est sa langue elle-même qui est psychotrope et hautement addictive. Ce petit génie indiscutable que beaucoup considèrent comme l'artiste hip-hop le plus important de sa génération - dos à dos avec Kendrick Lamar, usine à histoires et à discours qui semble être son contraire absolu - fait quelque chose de démesurément libre, créatif et audacieux avec le langage scandé. Quelque chose d'éminemment musical, poétique, physique surtout, qui rend le moindre de ses borborygmes ou de ses silences électrisant, stimulant, communicatif.

Souvent, on ne sait s'il rappe, s'il scatte, s'il marmonne ou s'il chante. Dans sa bouche, l'anglais américain ressemble à une pâte malléable à l'infini, un champ de liberté sans aucune limite plastique qui donne l'impression de faire exploser le carcan du signifiant-signifié. Lui-même semble être incapable d'expliquer le fond de sa virtuosité et la forme de ce qu'il fait avec sa langue. Dans une interview parue dans le magazine Dazed cet été, il racontait que sa propre famille s'avouait dépassée par le flot de ses strophes enchaînées : «Je n'ai pas terminé l'école. J'ai multiplié les conneries. Alors quand ils entendent mes métaphores et mes phrases réussies, ils se demandent : "Wow ! Comment il a pondu ça ?"» Mais si Young Thug est un rappeur intensément étrange, c'est surtout un rappeur hautement stimulant. Un weirdo impénitent mais aussi un hitmaker né, dont les gimmicks les plus casse-cou peuvent provoquer des lames de fond chez la concurrence et deviennent souvent des refrains draconiens. A toutes fins utiles, rappelons que le style, en rap, est à peu près aussi difficile à définir qu'en littérature, mais qu'à l'inverse de cette dernière où il est considéré comme un accessoire décoratif dispensable au sens, il est valorisé dans le rap comme le plus essentiel, le plus précieux des attributs.

«Maverick» de la marge

Comme son héros Lil Wayne avant lui, Young Thug a gravi les échelons en bouffant tout cru ses collaborateurs, jusqu’à devenir le rappeur le plus viral, le plus pop et le plus fascinant en activité. Originaire de South Atlanta, cité pauvre, ville natale de Gucci Mane, Future et de pas mal d’artistes parmi les plus outrés et excitants du rap américain de ces dernières années, Jeffrey Lamar Williams semble abonné aux superlatifs.

Benjamin d'une fratrie de dix frères et sœurs (dont l'aîné a été assassiné quand le petit Jeffrey était à l'école primaire), père de six bambins à l'âge de 23 ans, il est passé du cap de maverick de la marge à celui de superstar en moins de quatre ans. Son héros initial, Gucci Mane, qu'il attend fidèlement à chacune de ses sorties de prison, fut le premier à l'adouber en le signant sur son label 1 017 Brick Squad Records. Son deuxième héros, l'anxieux Lil Wayne, est devenu son ennemi public numéro 1 depuis que Birdman, leader du supergroupe Rich Gang et patron paternaliste de Cash Money Records, s'est mis en tête de le déshériter et d'installer le prodige sur le trône à sa place.

Entre I Came From Nothing, sa première mixtape perso, et Slime Season, la plus récente lancée en loucedé dans la mare d'Internet le 17 septembre, il aurait enregistré plus de 4 000 morceaux. Entre les deux, il n'a presque rien changé de son look - dreadlocks colorées, nez percé, ongles vernis et robes imprimées - ni de ses collaborateurs de choix ou de ses excentricités. Les mondes du rap et de la pop emmêlés en revanche n'en finissent plus de lui courir après. De Jamie XX à Tinashe, on a beaucoup entendu ses virevoltes autotunées à la radio ces derniers temps. Indice ultime de sa crédibilité mainstream, un album entier avec Kanye West serait en chantier, quand bien même ce dernier semble fasciné par son look («Il est le nouveau Bob Marley») plutôt que par sa graphomanie terminale et sa capacité irréelle à écrire et enregistrer jusqu'à 30 morceaux en une journée.

«No album out»

Pourtant, Young Thug n'a toujours pas sorti d'album à proprement parler. Emblématique de cette nouvelle génération de rappeurs qui semblent n'avoir besoin que d'Internet pour faire monter leur cote chez les promoteurs de concert, il incarne mieux que quiconque la fameuse formule de Nicki Minaj : «50 k for a verse, no album out» («50 000 dollars pour un couplet, aucun album dans le commerce»).

Sa nouvelle tape est déjà la deuxième en circulation depuis qu'il a annoncé la sortie sur Atlantic Records de son premier album officiel Hy!£UN35 (prononcer «HiTunes»), repoussée plusieurs fois depuis cet été et dont personne ne semble savoir quand elle surviendra effectivement. La popularité immense de Young Thug est la meilleure preuve que le public rap, habitué aux albums médiocres d'avant la remise en cause par Internet du modèle économique du music business, a appris à se passer depuis longtemps des sorties d'albums en grande pompe (et en format physique). Quelque chose dans Slime Season - compilation mal attifée, mal emballée, mal masterisée de ses derniers hits à dépasser le million de vues sur YouTube - nous fait pourtant espérer que Hy!£UN35 constitue un vrai cap artistique pour Young Thug : pourquoi pas le moment où ce phénomène du rap sur Internet mutera en celui qui révolutionnera le rap à tout jamais.