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Libération
Réactions

«Un architecte, qui a renouvelé les formes»

Compositeurs et figures du milieu de la musique ou du théâtre se souviennent.

Publié le 06/01/2016 à 20h01

La mort de Pierre Boulez, que le milieu musical savait très malade, suscite de nombreuses réactions chez ceux qui croisèrent la figure altière et émotive d’un grand compositeur qui était aussi un militant de la politique culturelle la plus exigeante.

Bruno Mantovani, compositeur, chef d’orchestre et directeur du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

«Je suis plus que bouleversé car humainement et artistiquement c'était un modèle. Il avait su trouver un équilibre musical entre hédonisme et rigueur. C'était un transmetteur, un pédagogue, il aimait expliquer. Il était toujours en mouvement, il marchait plus vite que moi. Grand séducteur, grand sensible, il pouvait parfois surprendre par sa connaissance de domaines qu'on ne l'aurait pas cru capable de considérer. Il regardait la télévision, lisait de nombreux journaux et je me rappelle l'avoir présenté à des admirateurs qui l'avaient reconnu.  "Tu es aussi célèbre que Madonna", lui ai-je dit. Et lui de me répondre : "Tu es un ringard, maintenant c'est Lady Gaga."

Pascal Dusapin, compositeur

«Boulez nous laisse quelque chose qui est sans commune mesure avec ce qu’aucun musicien de son temps n’est parvenu à faire. Car à l’œuvre elle-même s’ajoute l’action politique et une lutte persévérante et autoritaire contre l’académisme. On a pu évoquer son mauvais caractère mais je préfère de loin les colères de Boulez aux anathèmes des néoconservateurs d’aujourd’hui, qui pour la plupart attendent encore leur heure et se frottent les mains de sa disparition. Boulez représente une part de la conscience de la culture moderne, et aujourd’hui plus encore il faut se battre contre l’obscurité, la bêtise, le retour du refoulé. Une amie m’a transmis un extrait d’émission de télévision où l’on voit Laurent Ruquier se gausser de Boulez. Mais comment des gens qui accueillent Onfray, Finkielkraut, Zemmour, pour évoquer toujours la même décadence culturelle, peuvent-ils se montrer aussi immondes et dégueulasses avec un artiste célébré dans le monde entier ? Je rapproche Dutilleux et Boulez, même s’ils n’étaient pas du même bord et ne s’appréciaient pas. Ce sont deux faces d’un monde musical qui s’éteint. Et ma génération, si elle n’est pas frappée d’amnésie, va devoir se montrer digne de leur héritage.»

Hervé Boutry, directeur général de l’Ensemble intercontemporain (fondé par Boulez en 1976)

«C’était un homme dont je retiens l’incroyable intelligence et la grande générosité, à qui nous devons tout. Je pense que les gens qui l’ont rencontré ont toujours ressenti sa très forte personnalité, qui faisait de lui quelqu’un d’à la fois gentil et incisif, élégant et très déterminé en même temps. C’est assez rare de croiser des gens comme cela. L’Ensemble intercontemporain n’est que l’une des nombreuses pièces qui composent son œuvre. Nous avons eu un grand privilège de faire partie de cette construction dont je pense qu’elle n’a pas fini d’accroître son rayonnement.»

Frank Madlener, directeur de l’Ircam

«Il avait une façon de toujours encourager l’action : "Agissez. Ne reproduisez pas." Il occupe une place prépondérante dans le développement de la musique depuis 1945. Il a opéré des avancées, comme un architecte qui renouvelle les matériaux ou les formes. Il a repensé beaucoup de choses : le concert avec le Domaine musical, le médium électronique. Il avait l’art de transmettre. Il était aussi animé par l’idée du progrès technique et technologique, dont la musique devait faire partie. Il faut aussi dire qu’il n’a pas fait école. Comme toutes les grandes figures novatrices : Rameau ou Wagner. Il ne peut pas faire école, il ne peut pas y avoir de reproduction du modèle.»

Richard Peduzzi, scénographe et designer

«C'était un homme d'ordre et de rigueur, mais ce que l'on ne peut pas imaginer, si on ne l'a pas fréquenté de près, c'est à quel point il était un grand émotif qui cherchait toujours à ne pas montrer ses émotions. Il m'avait invité à venir dans la fosse d'orchestre pour la toute dernière représentation du Crépuscule des dieux et, à la fin, il était en larmes et une bonne partie de l'orchestre avec lui. On venait de loin. La première année, une partie des musiciens et des chanteurs étaient en guerre contre Boulez et Chéreau recevait des lettres de menaces de mort !»

Jean-Dominique Marco, directeur général du festival Musica

«Je me souviens d'une restauratrice strasbourgeoise qui avait eu, au début des années 60, une casse automobile et qui se rappelait Boulez venant accompagné de percussionnistes de l'Orchestre de Strasbourg (les futurs Percussions de Strasbourg) pour y chercher des objets métalliques, des ressorts, afin de pouvoir jouer certaines pièces. Je me souviens de lui à Musica 86 dirigeant trois inoubliables concerts d'orchestre. Je me souviens de Pierre Boulez en 2001 dirigeant l'Orchestre symphonique de la BBC lors d'un concert fabuleux du Château de Barbe-Bleue de Bartók. Je me souviens de sa dernière apparition à Musica, en septembre 2013. Nous avions appris par Philippe Manoury que le prix Nobel de chimie Jean-Marie Lehn (lire son témoignage sur Libé.fr) détenait une partition inédite de Boulez, au titre très évocateur de sa façon de travailler : Fragment d'une ébauche. Ce fut un moment intense et émouvant, deux heures délicieuses. Il était déjà affecté, avec une vue très défaillante, mais il demeurait, malgré la fatigue, ce même homme, disponible, plein d'humour, à l'esprit brillant inaltéré.