«Le météorologiste dada sort de la bibliothèque après s'y être fait rosser par une bande de loubards. Il ouvre la boîte aux lettres, grimpe dedans et dodo.» Plus loin, on croise un flic qui tire avec un lance-roquettes avec son nom gravé dessus, puis un avocat qui se promène avec un cochon en laisse. Ce roman est un joyeux foutoir - on n'ose pas parler d'intrigue - qui doit beaucoup à la technique du cut-up de Burroughs. Il s'intitule Tarantula, et Bob Dylan l'a écrit à 23 ans. Son éditeur y croit alors beaucoup et, pour la promo, il fait même imprimer des badges et des sacs avec le nom du roman et la photo de Dylan. L'artiste confie alors : « J'ai écrit ce livre parce qu'il contient beaucoup de choses qu'il m'est impossible de chanter, parce que c'est trop long ou que ça part trop dans tous les sens […]. Le livre n'a ni début ni fin. » Pour le chanteur, le roman n'est qu'une prolongation de son art - celui de brouiller les pistes - par des biais toujours plus tortueux.
Dose de drogue
A une époque où les écrits des musiciens se résument de plus en plus à des autobiographies rédigées par des journalistes, voire à des retranscriptions d'interviews, où le produit littéraire dérivé devient si tristement formaté et mercantile, on a envie de revenir au «roman de rockeur». Un genre littéraire à part entière : de Leonard Cohen à Nick Cave, le passage au roman vient presque consacrer une carrière, en validant les obsessions de l'artiste et en asseyant définitivement sa légende. Parce sa vie relève depuis un bail de la fiction. D'ailleurs, si le rockeur prétend se souvenir de ses belles années, c'est qu'il ne les a pas vécues, comme disait le poète… Dans son roman Marty May (Joëlle Losfeld, 2013), Elliott Murphy raconte la vie d'un folk-rockeur sur le retour, qui traîne le poids des années de route, du succès passé, une fois sa fortune dilapidée. « La littérature est ma religion et le rock'n'roll mon addiction, commente le musicien. Le processus d'écriture d'une fiction est si différent de l'écriture de chansons que je ne suis pas sûr que cela vienne du même endroit de la psyché. Les chansons sont des rêves amenés à la vie, et les romans sont comme des maisons qu'on bâtit pour permettre aux lecteurs d'y vivre. Hélas, l'industrie de la musique a conservé cette croyance que les paroles étaient moins importantes que la musique.»
Richard Hell, belle gueule du grand happening punk new-yorkais du milieu des années 70, avec Television puis les Voidoids, avait, lui, poursuivi son étude de la Blank Generation - sa chanson phare de 1977 - avec ce bijou, l'Œil du lézard (éditions de l'Olivier, 1999). Il y décrivait l'errance d'un camé chargé de convoyer une voiture entre San Francisco et New York. Où tout itinéraire n'est qu'un éternel retour vers une dose de drogue : « C'est presque une Amérique sans géographie, nous confiait-il alors, où la route chère à Kerouac n'est plus qu'un circuit fermé. Mon personnage est complètement centré sur lui, toujours en train de contempler son non-itinéraire. Ses seuls liens au monde sont des gens qui ont rejeté les conventions de l'existence .» Rétrospectivement, cette fausse road-story pourrait être le manifeste ultime des punks américains.
Monographies de territoires
L'univers du rock - la scène, les coulisses, les caniveaux et la route - se devait d'ailleurs de produire des «romans de tox», sorte de sous-genre dans le genre, que ce soit chez Nick Cave (Mort de Bunny Monro, Flammarion, 2010) ou chez Steve Earle. Dans Je ne quitterai pas ce monde en vie (l'Ecailler du Sud, 2012), ce maître du néo-country-folk campe un vieux médecin héroïnomane dans une petite ville du Texas qui est régulièrement visité par le fantôme de Hank Williams.
Si les pop music (au sens large) demeurent les bandes-son des errances et des dysfonctionnements du monde contemporain, les musiciens en profitent alors pour dresser, dans leurs romans, des monographies de territoires. Woody Guthrie lui-même avait écrit une grande fresque sociale steinbeckienne, En route pour la gloire (Albin Michel, 2012), qui racontait son enfance dans les années 20 dans l'Oklahoma, entre déboires financiers familiaux et cyclones. Son authenticité est ailleurs que dans son relatif aspect autobiographique : Guthrie réinventait une langue, celle des damnés du terroir et des hobos chers à Jack London. Une protest novel en somme. De son côté, Theo Hakola (l'âme des groupes Orchestre rouge puis Passion Fodder) est aussi l'auteur de cinq romans qui exploraient, de son Idaho natal aux Balkans, en passant par l'Espagne et Paris, les cultures du déracinement, comme dans le Sang des âmes (Editions Intervalles, 2008) : «J'aime les refrains, les thèmes développés qui vont et reviennent comme dans une composition musicale symphonique», nous disait-il alors.
C'est aussi dans la pratique du crossover que l'artiste se renouvelle, et tout est affaire de métissage : c'est ce qu'affirme un Joseph d'Anvers passé ponctuellement au polar (La nuit ne viendra jamais, 2010) quand Frédéric Houdaille, cofondateur de la maison d'édition La Tengo, lui propose d'écrire une aventure pour la série mettant en scène le personnage récurrent de Mona Cabriole : «Il y avait cette angoisse de ne pas y arriver, mais ça a été un souffle de liberté totale, raconte le chanteur. Je voulais que ce soit un peu fou dans la forme, avec des phrases sans verbe. Si j'avais collé aux codes de la chanson, j'aurais raté mon coup. » A l'arrivée, ce polar fait éclater les lois du genre, avec une intrigue policière minimaliste - des spectateurs poignardés lors des concerts - qui cède la place à une histoire d'amour dans une verve plutôt lyrique. «C'est notre rôle aussi, à nous qui n'appartenons pas à cette famille de la littérature, de venir y foutre un peu le bordel.» En toile de fond : la lente dégringolade d'une rock star camée qui a fait une sorte de pacte avec le diable… Car peu d'écrivains ont à leur disposition ce matériau d'existence unique qui est celui des rockeurs : «Je connaissais peu le polar, poursuit Joseph d'Anvers. Alors ce qui pouvait être intéressant, c'était de parler de ce que je connaissais, la vie de chanteur, le fait d'être sur la route… Je songeais à cette aura des grandes stars, Mick Jagger, Ian Curtis, et j'ai voulu insuffler dans mon personnage ce que, moi, je connais, le côté pas très glam de l'after-show. »
Photo Erwan FichouLa confection d'un roman reposerait ainsi sur une exploitation opportune et consciente du concept de déformation professionnelle. Une confusion des disciplines magnifiquement orchestrée par Mathias Malzieu, chanteur de Dionysos, auteur de cinq romans, dont la Mécanique du cœur (Flammarion, 2007), traduit dans 22 pays, et qui publie Journal d'un vampire en pyjama à la fin du mois. Malzieu, dont les personnages traversent autant les chansons que les romans, a joué sur une totale imbrication de ses œuvres de musicien et de romancier.
Quête obsessionnelle
Le rock étant souvent lié à des engagements politiques, il eût été étonnant qu'il ne se décline pas sur le mode du polar - du roman noir - et du réalisme social, de Gil Scott-Heron (le Vautour, sorti en 1970) aux romans allumés du chanteur américain Kinky Friedman, dont le narrateur - Kinky lui-même - se targue d'être «le seul cow-boy circoncis de la planète». Même l'ancien guitariste de Marquis de Sade, Frank Darcel, récemment reconverti chez Republik, est devenu écrivain de polar, jamais très loin d'une ambiance de «brouillard définitif» : «Le roman noir, c'est aussi une authenticité historique et sociale, où l'on aborde l'obscurité qui nous entoure, de manière plus directe, en mettant en scène des personnages qui ne sont pas dans le drame bourgeois. » Dans Voici mon sang (les Editions de Juillet, 2011), un père de famille, cadre d'une maison de disques, devient l'ami d'un Serbe au passé louche avec qui il s'enfonce dans une quête obsessionnelle et destructrice de plaisirs nocturnes, sexe et addictions en tous genres. « Ecrire un roman ou composer un disque, ça fonctionne pour moi comme des vases communicants. J'ai commencé à travailler à mon premier roman alors que je produisais des artistes pour qui je ne composais pas. C'est comme si l'inspiration s'était frayé un chemin pour que quelque chose sorte d'une manière ou d'une autre : puisque je composais moins, j'ai éprouvé ce besoin d'écrire un livre. »
Pop music, rock et littérature ont toujours pactisé, jouant des clins d'œil, se piquant des références, depuis les Doors - un nom emprunté aux Portes de la perception de l'écrivain britannique Aldous Huxley - jusqu'à ces groupes qui se sont appelés Kafka ou The Bukowskis. On dit qu'à la fin, au bout de la route, l'écrit reste. Et si les romans, en se substituant à leurs créateurs, constituaient finalement pour les rockeurs le meilleur moyen de poursuivre, à leur place, ce grand fantasme dylanien du «Never Ending Tour» ?