Ceux qui suivent Marc Ribot savent qu’il ne faut attendre du jazz de sa part que très ponctuellement. Ceux qui ne jurent que par l’avant-garde la plus abrupte le jugent parfois trop sentimental. Ceux qui n’aiment que le rock se cassent souvent les dents sur ses projets les plus étranges. Beaucoup pourtant n’aiment rien tant que de se faire bousculer par ses accès de violence ou de cajolerie, qui jaillissent le plus souvent dans les endroits les plus inattendus de sa musique. Guitariste atypique - il est gaucher mais joue de la guitare comme un droitier - élevé dans les squats mal éclairés du punk et de la no wave, Ribot est surtout un expérimentateur féru d’expériences, dont le périmètre musical semble en perpétuelle expansion.
Ce territoire obscur, il s'y balade depuis quatre décennies en compagnie de quelques fidèles compagnons emblématiques - l'enfant terrible John Zorn dont il est l'un des interprètes fétiches, Tom Waits dont il a accompagné l'émergence en artiste majeur dans les années 80, John Lurie et ses Lounge Lizards - mais c'est en tant que leader qu'il a le plus innové. A côté de son travail de sideman de luxe pour Elvis Costello, Robert Plant, Diana Krall ou même Alain Bashung, Ribot a touché sans états d'âme à la musique cubaine avec ses Cubanos Postizos, au free noise avec son Marc Ribot Trio, à l'œuvre du géant saturnien Giacinto Scelsi avec Scelsi Morning. Et toujours obstinément réfusé de choisir entre les caresses du jazz d'antan et le chaos le plus abrupt.
Initié par Ribot en même temps que Caged Funk, projet de réinterprétations des œuvres conceptuelles de John Cage en version funk avec Bernie Worrell de Parliament et Funkadelic, Ceramic Dog est à ranger dans la catégorie «folies intégrales» de son corpus. Formé en 2008 avec Ches Smith et Shahzad Ismaily, deux esprits libres échappés du supergroupe ésotérique Secret Chiefs 3 (dont la tradition musicale remonte à la Perse du XIIe siècle), ce trio sans œillères semble n'exister que dans le but de bousculer un maximum de monde. Ainsi si Ribot, Smith et Ismaily ont pris pour habitude de jouer le classique cool jazz Take Five en concert, c'est pour mieux assassiner les attentes des mélomanes pépères en le jouant comme un standard d'Albert Ayler.
Pas peu fier de cette nouvelle échappée belle, Ribot présente Ceramic Dog comme un «collectif free / punk / funk / experimental / psychedelique / post electronica» mais l'accumulation des étiquettes n'y suffit pas. De fait, Ceramic Dog s'insère au-delà des genres qu'il met à mal dans la grande tradition du power trio, dont on sait depuis Cream que ses limitations techniques mènent souvent à la plus intense des libertés. On aime surtout la référence aux «yeux en chien de faïence» derrière le nom du trio, que Ribot décrit comme le dernier échange de regards avant qu'une bagarre n'éclate : Ceramic Dog veut en découdre avec la musique tout entière, tout simplement. Le dernier album du trio, produit par Greg Saunier du groupe Deerhoof en 2013, se distinguait d'ailleurs par l'hymne Masters of the Internet, qui trollait les discours des chevaliers blancs de la culture gratuite sur Internet avec une ironie cinglante et formidable. Post punk not dead.