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Jazz

Les confections intimes de Christian Wallumrod

Ce mardi à la Dynamo de Pantin, le trop rare pianiste norvégien vient présenter «Pianokammer», album dans lequel il explore toutes les résonances de son instrument.
Christian Wallumrod a quitté le label allemand ECM pour signer sur un petit label d’Oslo. (Photo Morten Brakestad. ECM)
publié le 15 février 2016 à 17h41

Au début, on tend l'oreille. C'est toujours pareil avec Christian Wallumrod, quand il se penche sur les noires et ivoires. Le premier titre installe le climat : des frimas acoustiques, des frissons électroniques, un certain écho de la fjord touch. Son toucher sur le piano est sa marque de fabrique, un art de la nuance qui le distingue des wagons de jazzeux norvégiens débarqués depuis vingt ans dans nos contrées. Yeux clairs, regard sombre, Wallumrod a toujours eu le don de manier l'ambiguïté, à discrétion. Et ce nouveau disque suit le même sillon de l'insituable, peut-être creuse-t-il plus profond encore…

Psaumes. A la fin du siècle dernier, le jeune diplômé du conservatoire de Trondheim (un hub pour toute une génération) envoyait des tirades aux claviers électriques au Bla, le club qui agitait alors tout Oslo en secouant le jazz sur ses fondamentaux. Quelques années plus tard, on le retrouvait non loin de là dans une église, pour un récital qui mêlait tradition séculaire et tentation contemporaine. Et bientôt perché Dans les arbres, un projet tendance impro radicales mené par le clarinettiste Xavier Charles…

Rétro-futuriste ? Avant-garde ? Post-jazz ? Aucune appellation ne parvient à cerner l'esthétique du pianiste, qui se refuse à être rangé par facilité, faute de mieux, dans le grand fourre-tout du jazz entre guillemets. «C'est une belle histoire, pas forcément la mienne, même si je la connais. Je préfère parler de musique ; et, pour le jazz, d'attitude», insistait-il dès 1998, lors de la sortie de l'intense No Birch en trio.

Pour composer sa singularité, le Norvégien puise à de nombreuses sources : les psaumes et les chansons du folklore, les maîtres du piano (Bill Evans, Lennie Tristano, Paul Bley, mais aussi Olivier Messiaen, Bach…) et les esthètes des machines - dont Ricardo Villalobos, avec lequel il a œuvré. On pourrait continuer ainsi l'inventaire des influences à partir desquelles il a mûri ses inflexions et fertilisé son imagination enracinée dans le terreau scandinave, sans la contraindre à cet espace. Ni même dans une mélancolie, le cliché pour caractériser les gens du Nord. «Ce que je cherche, ce sont des associations, des assemblages inédits, qui puissent déboucher sur de nouvelles idées», disait-il en 2013 à la sortie d'OutStairs sur ECM, label allemand dont le slogan «le plus beau son après le silence» semble avoir été pensé pour lui.

Facettes. Trois ans plus tard, le pianiste signe donc son retour sur Hubro, petit label aux grandes oreilles comme Oslo en charrie depuis quelques lustres. Un changement majeur pour celui qui s'est affirmé en six disques comme l'un des compositeurs majuscules de la firme munichoise. «J'ai toujours pensé qu'il semblait illusoire de vouloir tout faire, tout aboutir, avec un groupe. Et cela s'applique aussi à un label : tout ne peut pas entrer dans la même boîte !» Le visage s'est arrondi avec les années, pas l'angle de son approche. Pas si facile de l'enserrer, même si cette fois il se présente en solitaire pour une passionnante aventure au cœur du piano, instrument de percussions et de précision, qu'il aborde par tous les bouts. L'intimité ne change pas la trame générale de son propos. Bien au contraire, toujours en position de recherche, sans jamais rompre le fil mélodique, Pianokammer - «piano de chambre» - met en lumière les diverses facettes d'un musicien irréductible à une interprétation, à une lecture.

«Je m'intéresse davantage à la capacité du piano à se mêler à l'ensemble. Du coup, un solo peut sembler saugrenu.» Il aura donc attendu quarante-cinq ans pour se plier à l'exercice du solo, le passage obligé censé consacrer tout pianiste émérite. «Le corpus d'œuvres enregistrées en solo est énorme, votre contribution doit donc avoir un sens. J'ai senti que c'était le moment parce que j'avais une idée précise : je voulais travailler autour du jeu entre la musique et son enregistrement. Il s'agit de me démarquer de certains aspects formels, d'écouter le piano autrement, sans me préoccuper de savoir s'il a été accordé.» Pari réussi avec cet album qui interroge en creux la nature du pianiste à l'heure de toutes les manipulations. Six pièces de sa plume, moins de quarante minutes, le temps de suspendre le son, son rapport à l'espace, deux dimensions qui sont à la fondation de son discours. «Une des premières idées était d'enregistrer un matériel très semblable sur différents grands pianos et dans des pièces différentes, puis de voir comment les réunir, jouer sur la distance entre les sonorités. Une autre idée de base était d'essayer de saisir le son des instruments de telle manière qu'il puisse servir comme chambre d'écho, comme réverb. Pour y parvenir, il fallait s'approcher au plus près des cordes, des marteaux et des tampons avec les micros.»

Brisures. Ce travail sur les nuances de son, sur les sonorités qu'il met à distance et en résonance, est une constante chez Wallumrod : harmonium, piano jouet, clavecin, Fender Rhodes… Il a eu en mains toute la gamme. Et ce solo s'inscrit parfaitement dans cette démarche d'outrepasser les histoires formelles : lignes claires mélodiques, brisures harmoniques, suspensions rythmiques, tout ici raisonne de la même intention. Qu'il s'agisse d'une pluie de cordes frappées ou d'un lent mouvement dans les graves, ce patient travail de montage s'efface, pour ne laisser place qu'à la sensation d'être en face d'une seule suite, qui se termine comme elle avait commencé : par un quasi-silence, tenace.