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Hip-hop

Kendrick Lamar, fracas de conscience

Après sa performance politisée lors des Grammy Awards, le rappeur californien a encore surpris en mettant en ligne vendredi neuf titres inédits.

Kendrick Lamar, samedi en Floride. (Photo Daniel DeSlover. Zuma Press. Corbis)
Publié le 07/03/2016 à 19h21

C'était le 15 février sur la scène des Grammy Awards, quelques jours après la sortie en fanfare de The Life of Pablo, de Kanye West, et une semaine après la performance de Beyoncé au Super Bowl. Grimé en détenu d'une prison haute sécurité, accompagné d'un backing-band de jazz électrique très au point sur ses timbres et ses références, Kendrick Lamar Duckworth venait récolter les derniers lauriers (dont cinq Grammy) de la consécration de son troisième album, To Pimp a Butterfly, et éblouir une dernière fois le grand public américain de son talent de performeur et de son intransigeance.

Déclamant sur un tapis de cuivres et de cliquetis de chaînes la plus fameuse phrase de son single à charge The Blacker the Berry («I'm the biggest hypocrite of 2015»), plaçant sa Compton natale à l'épicentre du continent africain, le rappeur ne livrait pas seulement «la meilleure performance des Grammy Awards 2016» mais accédait pour de bon au poste de porte-parole du mouvement Black Lives Matter, né spontanément sur Internet après l'acquittement de l'assassin présumé de Trayvon Martin, abattu en 2012 à Sanford, en Floride.

Humilité. Cette apothéose médiatique tombait à pic pour les commentateurs des grands journaux de gauche américains, tous d'accord pour annoncer une repolitisation massive des stars de la «black pop» en 2016. Et le petit rappeur virtuose de Compton, élevé au gangsta rap impossible à récupérer de NWA et 2Pac, d'être sacré chef de file d'une black music consciente par une intelligentsia politique américaine qui continue à s'écharper sur les cas bien plus complexes et problématiques de l'essayiste Ta-Nehisi Coates ou de Kanye West bien sûr.

L’opposition Duckworth/West est d’ailleurs moins grossière qu’elle n’en a l’air. Personne n’oserait nier que l’on a affaire ici aux deux voix les plus sonores et les plus innovantes du rap contemporain, et que leurs personas s’opposent en tout point. D’un côté, Kendrick, le raconteur en tee-shirt blanc, ne cesse de clamer son humilité par des phrases ciselées au contenu subversif subtilement amené ; de l’autre, Kanye, l’égotiste matérialiste impénitent, semble prendre un malin plaisir à noircir le trait de sa figure de jackass mégalo et à embarrasser la sphère médiatique américaine d’invectives violentes impossibles à sublimer en discours cohérent ou en enseignement.

Minorités. Un traitement deux poids (lourds), deux mesures, souligné par une Twittosphère qui prend depuis quelques jours un plaisir tout particulier à comparer les mérites respectifs de The Life of Pablo et de Untitled Unmastered, nouveau mini-album surprise de Lamar téléversé sur iTunes sans crier gare dans la nuit de jeudi à vendredi. A mi-chemin de la mixtape et de l'album, empruntant son artwork au Black Album de Prince et son titre à ces démos inachevées qui remplissent les tiroirs des studios d'enregistrement, Untitled Unmastered rassemble huit chansons inédites enregistrées entre 2013 et 2016, issues pour la plupart des sessions de To Pimp a Butterfly.

A l'instar de The Life of Pablo, sa forme semble arbitraire et indécise. Mais à l'inverse de ce dernier, sa musique et son propos sont très articulés. Sur une base funk-jazz-nu soul lettrée, très cohérente et rondement menée (fomentée par les producteurs Adrian Younge, DJ Khalil, Swizz Beatz et Egypt, le fils d'Alicia Keys âgé de 5 ans), Kendrick Lamar y rejoue les plus beaux numéros de To Pimp…, à base de mises en abyme d'egotrip et de fictions édifiantes du drame contemporain des minorités. Une nouvelle fois, il faut souligner la finesse de l'écriture, l'audace artistique et la consistance du projet. Une nouvelle fois, on ne peut s'empêcher de mettre le geste et l'ambition en regard de ceux de ses contemporains West, Young Thug ou Future, tous récipiendaires d'un rap moins responsable, plus problématique et ambivalent dans les valeurs qu'il défend, pourtant plus fun et in fine plus roboratif.

C’est tout à l’honneur du rap américain contemporain que de pouvoir supporter en son sein une variété si large de voix et de desseins, et tout à fait représentatif du nouvel âge d’or qu’il est en train de traverser.