Qu’elle semble loin, l’époque où Animal Collective tenait le haut du pavé de la pop expérimentale. Elle se tient pourtant à quelques coudées de nous à peine, quelque part entre 2005 et 2009, alors qu’Internet avait déjà commencé son entreprise de sape de nos esprits. Pour un enchevêtrement de raisons qui intéressera sans doute beaucoup les historiens rock des générations futures, le grand public et la critique semblaient alors insatiables des expériences très audacieuses du collectif de Brooklyn, qualifié avec affection de Beach Boys des temps nouveaux.
Cul-de-sac. Il faut dire que la came de synthèse colportée par Avey Tare (David Portner), Panda Bear (Noah Lennox), Deakin (Josh Dibb) et Geologist (Brian Weitz) était inédite et de toute première qualité : sauvage, intense, conviviale, euphorisante, psychédélique comme aucune autre instance de pop barrée auparavant, elle bousculait les règles tacites de la pop et les attentes des auditeurs curieux tout en leur donnant l'impression d'avancer avec eux vers l'inconnu. Manipulant indifféremment guitares folk, boucan électronique, chœurs primitifs et une force vitale qui ressemblait beaucoup à celle des plus grands groupes du rock américain (Ramones, Velvet Underground, Fugazi), Animal Collective expérimentait en prise directe avec son époque et c'était excitant à vivre, comme les pinacles créatifs de Björk, My Bloody Valentine ou The Neptunes.
Sept ans après la consécration de Merriweather Post Pavilion, que critiques et public de concert s'accordent toujours à considérer comme son meilleur album et la réalisation ultime de son étrange projet, Animal Collective continue de muter de disque en disque, mais peine à renouer le dialogue ou à retrouver l'état de grâce. Est-ce le monde autour qui a trop changé, ou le groupe qui se trouverait piégé dans un cul-de-sac créatif à force de farfouiller le chaos et le tumulte du contemporain ?
Simplification. Le harassant Centipede HZ, publié en 2012 dans une indifférence embarrassée, évoquait moins un disque de pop à la pointe que trois disques joués simultanément sur un navigateur internet en dépit du bon sens physiologique et des mélodies, et le grand public indie transféra naturellement son amour indéfectible vers les disques solo de Panda Bear, jugés plus raisonnables et apaisés (c'est assez vrai). Mais au-delà de ce raté, on soupçonne surtout que c'est l'époque qui n'a plus le temps avec Animal Collective, ou qu'elle ne veut plus le prendre.
Si elle le prenait, elle se rendrait pourtant compte qu'elle tient avec Painting With un objet pop frénétiquement accompli, actuel, et jubilatoire. Conséquences d'un choc de simplification imposé, ce dixième album studio a été conçu en trio sans Josh Dibb, avec les chansons monodimensionnelles des Ramones en ligne de mire. Et si l'heure n'est toujours pas à la musique simple pour Animal Collective, la débauche de chaos repasse à une quantité bien plus supportable pour l'esprit pressé. Equipés d'une batterie de percussions et de synthétiseurs modulaires dernier cri, accompagnés ponctuellement par John Cale et le colosse du saxophone Colin Stetson, confortablement installés dans les fameux studios EastWest à Hollywood - là où Brian Wilson et les Beach Boys enregistrèrent Pet Sounds et Smile durant la seconde moitié des années 60 -, Avey Tare, Panda Bear et Geologist ont vraisemblablement eu tout le loisir de se concentrer sur les deux éléments les moins célébrés, pourtant les plus précieux de la musique d'Animal Collective : les voix et l'écriture mélodique.
Recoins. Derrière la profusion d'enluminures électroniques et la grande sophistication plastique des arrangements, on trouve de grandes chansons byzantines comme plus grand-monde n'en fait, et des prodiges vocaux d'autant plus grisants qu'ils sont performés de concert et dans une belle confusion d'egos par Portner et Lennox. Toujours en quête de mariages contre-nature, de petites bêtes curieuses et d'énigmes ésotériques extirpées des recoins les plus obscurs du temps présent, Animal Collective ne tourne évidemment pas complètement le dos au cacophonique et au trop-plein, mais élabore un réjouissant compromis aux confins du prosaïque et du sublime, du virtuose et du chaotique, de la boue numérique et de l'atome. Pour la joliesse de ses chansons et l'opiniâtreté de ses formes, sans doute aussi pour le monde esthétique inédit qu'il fait naître à leur jonction, Painting With mérite toute notre attention.