Pour préciser un toucher dans la Sonate n° 20 de Schubert, il évoque l'écho d'une fête, la nuit, au loin, dont on s'éloigne. Pour aborder une Fantasiestücke de Schumann et ses triples forte, il conseille de dévaler le clavier sans réfléchir, avec une prise de risque absolue. De manière générale, il dit : «L'ennemi, c'est le maniérisme. En faire trop. Se donner l'occasion d'en faire trop.» Non, ce monsieur qui explique les coulisses des œuvres de classique au grand public n'est pas Jean-François Zygel. C'est l'autre, celui de la radio, de France Musique où il officie toutes les semaines depuis douze ans, tapi dans l'ombre des enceintes : c'est le pianiste Philippe Cassard.
Il a en ce mois de mars une double actu qui le propulse tête de gondole de la station : la sortie d'un coffret de ses émissions sur Debussy (6 CD) avec le défunt programme Notes du traducteur, et le record d'audience de France Musique avec le tout récent Portraits de famille. L'occasion de croquer en trois temps ce musicien animateur.
Les notes du maître
Philippe Cassard, 53 ans, natif de Besançon, 1er prix de piano et musique de chambre au Conservatoire de Paris en 1982, est un spécialiste de Debussy et de Schubert. C'est aussi un phénomène radiophonique. Dans l'émission Notes du traducteur, durant dix ans (2005-2015), il joue en public et en direct, parle des œuvres sur le mode du cours digressif ou de la discussion avec des invités qui partagent souvent le piano. L'objectif est de fouiller la partition. «C'était aussi la preuve qu'on peut intéresser un auditoire nombreux sans forcément passer de la musique», explique Cassard dans le salon de musique de son pavillon de la banlieue est de Paris où deux Steinway et deux chats patientent. De l'autre côté du poste, quiconque écoute se retrouve scotché par le mini-récital à coloration musicologique et les élans de la voix douce du pianiste. Images éloquentes, propreté des interprétations, informations sur les œuvres et les compositeurs : on peut facilement être happé durant des heures.
Chez Cassard, l'interprétation est souvent histoire de point de vue. Loin de la fête pour la 20ede Schubert. Du fond de l'eau regardant le miroitement de la surface dans la Cathédrale engloutie de Debussy. Ou, encore à propos du compositeur de la Mer, à la hauteur d'un enfant - voire d'un bébé rampant sur le sol pour le Children's Corner décortiqué dans le coffret. Le point de vue de Cassard peut, lui, se résumer à «une phrase de Jacques Chancel, bien qu'il en ait dit beaucoup sans intérêt : "Il ne faut pas donner aux gens ce qu'ils veulent, mais les choses dont on pense qu'ils les aimeront"». Voici introduite la notion fondamentale de l'interprétariat, celle d'un référent dispensant un savoir inconnu : le maître. Le sien était Nikita Magaloff. Sa photographie trône sur l'un des pianos, à côté d'une autre de Radu Lupu. Ou, sur le mur, de clichés de Sviatoslav Richter, d'Arthur Rubinstein. Ou, sur un porte-partitions à côté de la discothèque, de Liszt. «Les maîtres, nous en avons tous, et nous nous y référons tout le temps. Il faut régulièrement jouer devant eux, rechercher leur oreille experte. A mon âge, j'ai toujours besoin d'un bilan, même si cela porte sur des détails.» Et de lâcher : «On ne peut pas s'encrasser. L'interprète est quelqu'un qui veille.» Car «donner vie à des signes morts» nécessite de constantes remises à jour.
Piano et danseuse
Philippe Cassard découvre le piano à 5 ans et demi. Ce n'est pas le sien, mais celui du fils du voisin, dont les parents, de droite, se chamaillent souvent avec ceux de Cassard, de gauche, dans une ambiance de Don Camillo doubiste. Quelques semaines plus tard, on lui loue donc un piano. Son enfance se déroule aussi sur le tapis du salon, où il joue avec le magnéto Grundig de son père prof d'allemand. Et de piste en piste, il passe d'une lecture de Faust à la 9e Symphonie de Beethoven, «qui [l']horrifiait à l'époque». Ses parents écoutent du classique par goût, un penchant qui leur est venu sur le tard, et le petit Philippe suit les émissions de radio de l'époque sur la matière : Dimanche musical, de Roger Bouillot (dont il joue encore sur un de ses pianos le jingle, «une sonate du Padre Soler que j'ai apprise plus tard au conservatoire») ; Prestige de la musique, sur France Inter, «présenté par Jean Fontaine, qui parlait tout le temps des Schumann», et des concerts de musique sur Radio Luxembourg. En 1974, son père achète un téléviseur pour suivre l'élection présidentielle. «La télé a tout changé», explique Cassard, qui la regardait déjà chez le voisin.
La radio a toujours été présente mais sa fascination pour l'instrument vient surtout des concerts. A 9 ans, il assiste à un récital du Hongrois Cziffra aux Salines royales d'Arc-et-Senans. «J'étais debout, raconte Cassard, j'avais le menton sur la scène.» Puis c'est Samson François qui le fait vibrer : «C'était la coqueluche. Il avait des lunettes fumées, il faisait virevolter sa queue-de-pie. Le public était hystérique. Je me rappelle avoir dit à mes parents que j'adorais ça.» Après le conservatoire, il se perfectionne à Vienne. Et aujourd'hui, Cassard donne sans lunettes fumées un grand nombre de récitals, 78 pour la saison 2015-2016 selon son site internet, la plupart du temps seul ou avec la cantatrice star Natalie Dessay - le duo a enregistré un Fiançailles pour rire à l'automne, des mélodies françaises, et prépare un CD de lieder. Le pianiste ne joue jamais intégralement les œuvres chez lui, il les travaille mais ne les achève que devant un public. «L'important, c'est le concert. C'est la cristallisation de tout : les heures passées à travailler, l'humeur du moment, le public, l'adrénaline.»
Ses émissions lui prennent du temps, mais la radio demeure «une merveilleuse danseuse, qui reste à côté». Son métier, c'est pianiste. «Je pense aux partitions toute la journée, matin, midi et soir, même la nuit.» Et, en chevalier des touches, il «ne sacrifie[ra] jamais un concert à une émission de radio». Mais en réalité tout est lié : la séduction du micro se révèle addictive, et Cassard s'estimerait malheureux s'il devait arrêter de sillonner ce «magnifique terrain de jeu» qu'est un studio de la Maison ronde. «La radio ne remplacera jamais le piano, mais parler des partitions, du contexte historique, trouver des analogies… m'a certainement rendu meilleur musicien», analyse-t-il. Les deux métiers sont donc fondus, comme il aime à caractériser certains touchers de piano.
Portraits et essais
Sur France Musique, depuis un an, la donne a changé. Avec l'arrivée du président de Radio France Mathieu Gallet en 2014, des émissions ont été supprimées, suivant une volonté de faire moins analytique et plus musical. Philippe Cassard arrête alors de son propre chef ses Notes du traducteur après plus de 400 émissions. Et se recycle depuis septembre avec Portraits de famille, qui devient en quatre mois le programme le plus écouté de la station : 342 000 auditeurs sur la tranche 9 heures-11 heures le samedi matin. Et 9 840 podcasts pour le seul mois de janvier. «On écrase Radio Classique à la même heure le samedi», triomphe-t-il.
Si les Notes traversaient les partitions, Portraits est un «regard suggestif» sur la vie d'un interprète. «Une émission proustienne», une monographie radiophonique où Cassard étale les grandes phases de la vie d'un soliste. «J'essaie de sensibiliser les auditeurs à leur personnalité, comment ils jouent la même œuvre de façon différente à travers le temps.» Une politique des maîtres comme il y eut la politique des auteurs au cinéma, pour la défense d'un patrimoine d'interprétation.
Jusqu'à présent, Philippe Cassard n'a pas de formule idéale : «Je tâtonne. Je ne sais pas si je dois commencer par une longue phase musicale ou par de petites œuvres apéritives, j'essaie des choses. C'est peut-être ce qu'il faudra continuer à faire.» Il garde à l'esprit que «le samedi est un jour différent pour les auditeurs : ils n'écoutent pas la radio comme en semaine, il faut donc leur proposer des formes différentes». Il conserve en revanche en studio cette adrénaline recherchée en concert : Cassard confectionne ses Portraits de famille dans la soirée du vendredi, parfois jusqu'au milieu de la nuit, et les livre le samedi matin d'un jet, avec comme seules notes le plan de l'émission et un ou deux adjectifs pour qualifier les œuvres. «Si je lis un texte, je bafouille», avoue cet habitué du déchiffrage.