Les tempos alanguis et la spectaculaire mélancolie des Franciliens PNL, sensation rap de l'année 2015, sont un arbre qui cache une forêt. Le rap français dans son ensemble est le théâtre d'un élan créatif inédit : dépressif, sexy, violent ou lettré, une jeune génération de scribouillards bouleverse le genre qui ne jurait jusqu'ici que par la trap, un rap épileptique devenu la norme aux Etats-Unis.
1 MHD Françafrique
MHD. Photo Elisa Parron
Le rap hexagonal a souvent revendiqué un héritage africain mais l'a longtemps fait de manière maladroite, sans vraiment fusionner musicalement. Avec ce qu'il a lui-même baptisé afro trap, le Parisien MHD, 21 printemps au compteur, déglingue ces vaines tentatives en inventant un son d'Afrique et d'Europe, une brousse urbaine qui n'est que fête, égocentrisme et synthés spartiates. Gimmicks insistants et ndombolo numérique, la potion - plus afro que trap - déchiquette les restes de l'hiver, soufflant un rap ludique et dansant qui ne cherche pas autre chose. Difficile de ne pas faire le parallèle avec l'énergie et le patois avec lequel 113 sublimait dans les années 90 la culture d'un Maghreb francisé. Même sincérité, même hardiesse et même sens de l'humour y ramènent l'exercice de l'egotrip à ce qu'il est vraiment : une vantardise digne des plus grands sapeurs plutôt qu'un pugilat sanglant entre «couilles».
MHD MHD (AZ)
2 Vîrus soleil noir
C'est dimanche soir, et il pleut. Cafard en bandoulière, le Rouennais Vîrus, membre du groupe Asocial Club, en tire une symphonie épatante, étirant sur son double EP Faire-Part/Huis-Clos le chant lexical de la noirceur, égrenant les néologismes sinistres comme autant de rimes à mille tiroirs. L'enfermement, carcéral ou psychologique, l'addiction, la folie et la nuit peuplent ces rimes glacées servies par un flow anguleux, une diction raide qui ne vise ni la technique ni le confort d'écoute. Tout y est dur, sombre et froid, tiré par une spectaculaire précision verbale qui sert d'architecture à un univers singulier d'où s'échappe un mal-être translucide sur lequel on peine à coller un nom ; un désespoir presque séduisant. On se couche à 19 heures, ça ira mieux demain.
Vîrus Faire-Part/Huis-Clos (GLG Investissement)
3 Jorrdee brillant mystère
On doit à Jorrdee la sortie la plus surprenante de l'histoire de la musique : paru fin janvier, son premier album - le subtil Bjr Salope - n'est resté disponible que quelques heures, histoire de faire le buzz. Ceux qui ont eu la présence d'esprit de le télécharger n'en reviennent toujours pas : un univers singulier peuplé de BPM alanguis, de synthés mal formés, de saintes et de salopes dansant, pile ou face, sur le fil d'un flow grognon qui mange ses syllabes ou d'un chant déchirant qui sublime la formule. Références lunaires, images cocasses et onomatopées droguées, Jorrdee est hors-cadre. Lugubre et lumineux dans le même souffle, déchirant des culs comme des cœurs, l'étrange Parisien demeure une énigme étincelante, un sac de rimes à décoder soi-même.
[ Jorrdeevsjorrdee.bandcamp.com ]
4 Veazy mélancolie plombée
Nihilisme désespérant, pulsions bravaches et gimmicks guerriers, le Marseillais Veazy dessine un théâtre urbain aux manières fortes. Mais, entre les lignes, c'est l'urgence, l'amertume et une poignée de rêves brisés qui prennent le dessus, offrant à ce verbe suffocant un point de recul d'où le rappeur contemple, par interstices, la poudrière sur laquelle il est assis. Brisé par des effets d'Auto-Tune qui offrent un supplément d'âme à cette mélancolie de voyou, le verbe questionne le ciel en sachant très bien que Dieu s'en fout, trimballant sous un horizon de plomb sa noirceur, son dégoût et à peine d'espoir. «C'est la belle vie sous un autre angle, faut pas t'inquiéter », rappait Booba en 2001.
[ Facebook.com/pages/Veazy-ghetto-phenomene-GP/188073081323393 ]
5 Nusky crépuscule pop
Sur Swuh, le projet du Parisien Nusky paru en 2015 sur le Web, on se demande si l'amour existe vraiment, si les autres sont plus heureux, si la nuit ne peut pas durer plus longtemps, si on peut continuer à déconner encore un peu. Soutenu par les engagements électroïdes du beatmaker Vaati qui occupe parfaitement l'espace, Nusky fait semblant de se perdre sous un flow traînant et un verbe désabusé, mais domine en réalité les symptômes de sa banlieue immobile : la mélancolie lui colle aux basques mais il l'affronte de face, se moque du malin en décapitant une énième mousse. Lyrisme rentré, rage latente mais bonne humeur, le rappeur laisse les émotions fissurer l'armure et en tire des titres marquants. On fait des erreurs, on se la colle à en oublier les déesses de la veille, mais on ne dira rien à personne ; on en fait juste de la pop.