Portées par la brise marine, les 32es Francofolies de La Rochelle se sont conclues dimanche dernier sur un bon bilan de fréquentation, avec 90 320 entrées. Comme chaque année, par-delà quelques gros calibres dont, il faut l'avouer, on se soucie comme d'une guigne (Les Insus, Mika, Maître Gims…), la manifestation a aussi su se singulariser, du pétard mouillé - feu Daniel Balavoine soumis sans flamme au frotti-frotta des deux Brigitte -, au satisfecit - une exquise confrontation dans le noir entre le chanteur Gaëtan Roussel, le chef Yves Camdeborde et le vigneron Eric Pfifferling.
Amertume. Dans cette catégorie, pointe aussi le Second Tour de Frère animal, dont l'émergence scénique figurait parmi les moments guettés du festival. Pour qui aurait oublié (ou juste zappé) le propos initial, un digest s'impose. Au printemps 2008, sort l'hybride Frère animal, un livre-disque pensé sous forme d'allégorie sociale par le chanteur Florent Marchet et l'écrivain Arnaud Cathrine. Récit construit autour de quelques personnages, il fustige, dans une «ville française moyenne», le net durcissement des rapports humains vu depuis le monde de l'entreprise. Pas franchement conçu pour donner des sueurs froides à Dove Attia, le «musical» citoyen reçoit néanmoins un accueil suffisamment élogieux pour battre la campagne trois années durant.
Puis, chacun - la chanteuse Valérie Leulliot et le musicien et comédien Nicolas Martel complétant la distribution - revient à ses moutons, sans perdre le contact pour autant. Jusqu'au jour où, le contexte idéologico-économique du pays continuant de se délabrer, les deux comparses éprouvent comme le devoir artistique de ressusciter Thibault, ce héros ordinaire que l'amertume transforme en prosélyte du Bloc national, et son entourage (frère, fiancée, amis, père). Inquiet et sarcastique, Second Tour puise ainsi son inspiration dans la tentation d'un repli nationaliste où l'Autre ne serait plus qu'une menace ou un bouc émissaire.
Psychodrame pop où, derrière les pupitres, les musiciens-acteurs alternent les postes instrumentaux et vocaux tout en incarnant le même rôle, Frère animal n'existera au format discographique qu'à l'automne - avec les renforts de François Morel et de Bernard Lavilliers. La tournée, elle, débutera à la rentrée. D'ici là, sous le soleil rochelais, Florent Marchet et Arnaud Cathrine posent - quelques heures avant l'attentat de Nice - les enjeux d'un sequel dont l'écriture a débuté, «au bord de la mer», en janvier 2015, la veille de l'attaque contre Charlie Hebdo.
«Passerelles». Second Tour interpelle, avec en ouverture l'accrocheur Vis ma vie, dont le «Vois comme on nous prend de haut/ Comme on se sent de trop» sonne tel une résonance de Foule sentimentale («Il faut voir comme on nous parle/ Comme on nous parle»)… Jusqu'à sa terrible semonce : «Tu peux t'attendre au pire/ Les attentats, les martyrs.» «Comparé au premier volet, nous souhaitions aller plus loin du point de vue narratif et romanesque. Ce qui nous a incités à resserrer le nombre de personnages, afin de les approfondir», explique Florent Marchet, dont chaque disque, depuis maintenant douze ans, confirme l'expertise de song writer.
Soucieux de «créer des passerelles» (musiques de films, lectures musicales…), le chanteur qui assure «ne concevoir l'échec qu'à la condition de ne pas faire de compromis» a, dès 2004, trouvé à qui parler en la personne d'Arnaud Cathrine. Non moins soucieux de «décloisonner les disciplines», le conseiller littéraire du festival les Correspondances de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence) - où Frère animal trouvera logiquement sa place fin septembre -, a repris des cours de piano et de chant pour un Second Tour qui proclame l'état d'urgence. «Il me paraît aujourd'hui impossible d'écrire sans prendre en compte la tragédie collective, affirme l'auteur du Journal intime de Benjamin Lorca. Les attentats accentuent le sentiment de repli, l'islamophobie s'affiche sans complexe et, dans une décennie anxiogène où tout va si mal, nous devons plus que jamais exprimer notre liberté créative et nous interroger sur la façon de se donner les moyens d'une révolte.»
Tel quel - le live nécessitant encore des ajustements - la diatribe porte déjà, au risque d'user du poncif. Ce en quoi le tandem, qui répercute «des "blagues" racistes réellement entendues dans ces couloirs frontistes à l'ADN également antisémite et homophobe», invoque la parodie d'une «extrême droite qui, à la base, reste de toute façon caricaturale».
Résistance. «Nous savons que Frère animal ne changera pas fondamentalement le cours des choses. Mais ça n'est pas pour autant qu'il ne servira à rien», veut croire Florent Marchet, quand on expose la limite consistant à précher aux convaincus qui ne compteront pas sur le JT de TF1 pour avoir connaissance de ce petit mouvement de «résistance». «Au moins, il aidera à nous tenir chaud», métaphorise Arnaud Cathrine qui, quoi qu'il en soit, lorgne «les deux ou trois personnes qu'on pourrait réussir à convaincre, parmi des centaines d'autres déjà acquises». «L'entre-soi est un risque, c'est vrai, admet l'écrivain. Mais dans la perspective du danger lié à l'absentéisme aux prochaines élections, il ne faut pas négliger tous ces déçus qui conservent malgré tout une conscience politique. Il reste de notre devoir de protéger la démocratie, fût-ce a minima.»