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Musique

Des bédéastes à plein volume

A l’instar de Luz, Winshluss, Berberian ou Margerin, nombre d’auteurs de bandes dessinées français mènent en parallèle une activité de musicien.

La pochette de The Scribblers, du dessinateur Luz et du musicien suisse Kid Chocolat. (Dessin LUZ)
Publié le 28/10/2016 à 18h31

Sur le vinyle s'étale, stylisée, l'identité du groupe, possible révélation indie-rock de cette fin d'année : Brutuss64. Quiconque ira au-delà de ce nom de code et de son clin d'œil au département des Pyrénées-Atlantiques découvrira une douzaine de morceaux accrocheurs, entre pop-punk et ballade folk. Sorti par le label bordelais Calico Records, Slow Future bénéficie en plus d'une illustration de Winshluss, alias Vincent Paronnaud, auteur des bandes dessinées décapantes et subversives Pinocchio (2008) et In God We Trust (2013). Logique, c'est lui qui se cache derrière Brutuss64, assurant le chant et les compositions. La musique, il l'a longtemps pratiquée durant les années 90 : «J'ai presque arrêté de dessiner pendant quatre ans, la musique correspondait plus à ma vie de l'époque, celle d'un mec sans trop de fric qui picole pas mal.» Avec d'autres potes désœuvrés de Pau, il monte Shunatao, expérimente en studio le temps de sept albums. Ensuite, silence. La BD l'accapare, puis le cinéma - il réalise avec Marjane Satrapi Persepolis (2007) et Poulet aux prunes (2011) ainsi que des courts métrages. «La musique m'a manqué. Comme je peux écouter les Kinks dix fois d'affilée, avec Brutuss64, j'ai voulu faire des morceaux pop faciles à retenir. Bon, mon postulat de départ a été contaminé en cours de route, ça a dérivé vers un truc plus dépressif.» Avec comme influences assumées The Cure, Pink Floyd ou Daniel Johnston, Slow Future réjouit et ne sonne pas comme le hobby d'un dessinateur.

Touche-à-tout

Dans le milieu de la BD, Winshluss, qui vient de publier en parallèle un savoureux album pour la jeunesse (Dans la forêt sombre et mystérieuse), est loin de constituer une exception. Beaucoup de ses collègues dessinateurs mènent en parallèle une carrière de musicien amateur, une activité récréative qui répond souvent à un besoin viscéral. Il y a deux ans, Luz prenait le micro pour imiter son idole Mark E. Smith (The Fall), ou James Murphy, son pote américain de LCD Soundsystem. Dansant et mélancolique, l'album des Scribblers, qu'il a conçu avec le musicien suisse Kid Chocolat et l'aide du touche-à-tout français Rubin Steiner, valait vraiment le détour. Fan de Metallica, Riad Sattouf a toujours dans son atelier une guitare électrique à portée de main. Il a d'ailleurs composé seul la BO de son second film, Jacky au royaume des filles (2014). Même l'ombrageux et génial scénariste anglais Alan Moore (Watchmen) s'est essayé à la musique. Son premier single date de 1983 : enregistré avec un membre du groupe «goth» Bauhaus, The March of the Sinister Dukes ressemble à une version dark de la Danse des canards. Début octobre, l'inventif festival parisien Formula Bula a rendu hommage au dessinateur Charlie Schlingo, roi défunt (il est décédé en 2005) de l'absurde poétique et odorant. Son passé de chanteur dada au sein des Silver d'argent (Je suis un hippopotame) a été célébré grâce au joyeux concert donné par ses potes. Lors de la même manifestation, Françoise Mouly, la directrice artistique du magazine américain New Yorker (lire Libération des 15 et 16 octobre), estimait même que la moitié des dessinateurs avec qui elle est en contact sont aussi musiciens.

Slow Future

illustré par Winshluss, alias Vincent Paronnaud, auteur de BD.

«Play-back télé»

Historiquement, en France, ce sont les dessinateurs du magazine Métal hurlant qui ont ouvert la voie dans les années 80. A force de mettre en scène des personnages de rockeurs un peu losers, Dodo et Ben Radis (les Closh) et Frank Margerin (Lucien) ont eu envie, pour le fun, de quitter la table à dessin pour la salle de répétition. «Pour nous, c'était naturel, se souvient la scénariste Dodo, un bon cocktail. Il y avait les moments où on faisait, seul chez soi, nos BD et, après, on donnait des concerts, on voyait du monde.» Elle devient ainsi une des chanteuses du Dennis' Twist, formé (notamment) avec Margerin, Jean-Claude Denis, Denis Sire et Vuillemin. Après avoir tourné dans les festivals BD et les petites salles, le groupe attire un producteur qui l'envoie en studio. Dodo signe ainsi les paroles de l'accrocheur slow Tu dis que tu l'M. Et là, coup de théâtre, sortie en 1986 en single avec, en face B, le Fion du troufion de Vuillemin, la chanson suscite un énorme engouement populaire. Le 45-tours entre au Top 50 et se vend à 200 000 exemplaires. Le Dennis' Twist n'est alors plus une formation gag. «On faisait ça pour se marrer, et tout à coup on s'est retrouvés dans un système auquel on n'était pas habitués, avec play-back télé, interview radio, raconte Dodo. Des fois, c'était un peu chiant, on avait nos BD à finir, mais on rigolait bien ensemble.»

Après des passages à l'Olympia, à l'Elysée-Montmartre, une participation au concert de SOS Racisme devant 200 000 personnes, l'aventure du Dennis' Twist prend fin en 1990 après de la disparition du chanteur-bassiste Doc Guyot. Lorsque Frank Margerin dirige le festival d'Angoulême en 1993, un an après y avoir reçu le grand prix, il crée les Hommes du Président. Un groupe que Charles Berberian (auteur du récent l e Bonheur occidental) intègre. Il y croise Jean-Claude Denis avec qui il se met à répéter régulièrement. Leur duo Nightbuzz enregistre deux albums de blues-folk délicats, dont le dernier, The Spell, reçoit le soutien du label Nocturne pour la fabrication et la distribution. Depuis, Charles Berberian est devenu un des complices réguliers des Siestes acoustiques, concerts-rencontres organisés à Paris par le chanteur Bastien Lallemant, et il pratique quotidiennement la guitare : «Comme le dessin, la musique me relaxe. Les deux fonctionnent bien ensemble. Il y a une sorte d'articulation où chaque discipline trouve sa place par rapport à l'autre. Quand j'ai du mal à démêler une idée de scénario, je joue de la guitare. Me laisser emporter par une phrase musicale m'aide à réfléchir. Selon moi, la musique se situe au sommet de la pyramide des arts, l'idéal, c'est d'atteindre ce qu'elle permet.»

Dennis’Twist

de Dennis’Twist (1986). DR

«Expérience physique»

Pour Winshluss, la complémentarité entre bande dessinée et musique est évidente. «Ce que je raconte en chanson, je le raconte aussi en BD, mais ça n'est pas redondant. C'est comme un bloc que j'éclaire d'une manière différente à chaque fois. Ça me permet de faire le tour de ce que je ressens.» Sauter du dessin à la musique revient aussi à assumer une sorte de schizophrénie selon Ludovic Debeurme (Trois Fils). «Ma mère enseignait le piano tandis que mon père était artiste peintre. J'ai toujours eu à disposition des instruments et de quoi dessiner. Par périodes, j'ai fait passer une pratique avant l'autre, et ça a été douloureux de devoir choisir. Aujourd'hui, je ne vois plus de raison de me couper en deux. Mais j'aime l'idée d'être un autre quand je joue.» Depuis 2012, il s'est associé avec la dessinatrice Fanny Michaëlis (le Lait noir) pour former Fatherkid. Comme sur l'excellent et fiévreux EP i<oni< <hild (2016), lui joue de la guitare, elle chante et joue de la batterie. Pour eux, les passerelles entre leur groupe et leur univers graphique ne cessent de se confirmer. «Il y a dans le live une forme de radicalité et d'abandon, une expérience physique du rythme et un plaisir presque magique à être ensemble, qui n'est pas sans influence sur ma manière d'aborder le dessin, le rythme du récit, estime Fanny Michaëlis. Le lâcher prise expérimenté en musique me permet d'être plus perméable aux associations d'idées et d'images qui vont construire une histoire… Dans l'autre sens, il y a une connexion entre la poétique des images et le procédé d'écriture des paroles.» Ludovic Debeurme prolonge : «Je pense la bande dessinée en termes de rythme, de rupture, de surprise, de climax et de relâchement. Des mots empruntés au lexique musical. Quand je compose ou improvise, je pense couleurs, paysages, lignes et masses… Les ponts se font malgré eux.» La porosité entre musique et BD a cependant quelques limites, la disponibilité et l'argent. «Il ne faut pas que la musique bouffe trop sur mon temps de travail en bande dessinée et l'énergie liée à la création, estime Charles Berberian. L'enregistrement, c'est compliqué ; l'aspect financier de la production, un casse-tête.»

Pour l'instant, quelques rares artistes ont su mener de concert une carrière dans la BD et une autre de musicien : le regretté Hubert Mounier de l'Affaire Louis' trio, l'écrivain et peintre Fabio Viscogliosi ou, dans une moindre mesure, le chanteur Kent. Reste l'exemple de l'Américain Richard McGuire. Après avoir été le bassiste de l'ultra-influent groupe punk-funk Liquid Liquid, il s'est reconverti dans l'illustration et a signé l'année dernière Ici, chef-d'œuvre expérimental de la BD récompensé en janvier à Angoulême.