Parfois, on devrait enregistrer au lieu de faire confiance aux notes prises à la volée. Ce n’est pas parce que Robert Charlebois a le français joyeux et le phrasé joual qu’il est difficile à transcrire. C’est parce que le chanteur québécois a la pensée véloce, l’esprit en moulinette et l’humour au diapason que l’on se laisse aller à apprécier sa conversation et qu’on se surprend à ne plus savoir ce qu’il a précisément dit même si, passée à l’écumoire de la mémoire, on garde le sel des saillies et la mousse du rire.
Charlebois a une silhouette de bébé crawleur plein d'ardeur, de beau baigneur en tricot rayé bleu et blanc, de gaillard flambard encore bronzé par l'été indien. Il a 72 ans et il repart ces jours-ci en tournée dans un Hexagone qui a toujours prisé son surréalisme jouisseur et son absence de prétention, sa poétique ludique et sa vitalité jubilatoire, son indépendance moqueuse et sa faconde satirique. Yves Bigot (1), chroniqueur à chanteurs, évoque le pétaradeur des débuts «avec sa tignasse afro rousse, son look de guérillero, son gros nez épaté à l'africaine, son humour décapant et ses provocations contre-culturelles». Dans son appartement parisien avec vue sur le fleuve et sur la tour Eiffel, on découvre un Charlebois inchangé. Il est peut-être plus profond qu'imaginé, mais il ne se départit de rien et ne se dégarnit en rien. Il s'est promis : «Quand je commencerai à perdre mes cheveux, j'arrêterai.» La calvitie attendra.
Pensionnaire et enfant de chœur. Années 50, le Québec vit encore entre «misère noire, oppression culturelle anglo-saxonne et joug de l'Eglise (1)». Le jeune Robert est enfant de chœur et s'amuse à rappeler que «parmi les gros "monseigneurs", parmi ces vingt directeurs de conscience, quinze étaient gays et cinq partiront avec des femmes». Sa mère «tricote du chapelet avec le cardinal». Elle perd la foi après une visite au pape Paul VI. Et meurt bientôt d'un cancer. Charlebois demeure un mécréant à l'anticléricalisme carnassier. Il dit : «Je n'ai rien contre le merveilleux mais Adam et Eve, c'est juste un gros Walt Disney pour adultes. L'Evangile, le Coran et le Talmud ne sont là que pour contrôler les corps.» Il a 9 ans quand il entre en pension chez les sœurs. Il déteste les dortoirs aux lits alignés et les rites inchangés. Il se sent déjà loup solitaire et s'isole devant son piano. Il joue «Chopin en honky tonk», façon bastringue sous le regard complaisant de sœur Catherine.
Elvis, Janis et Zappa. Son père, industriel dans la métallurgie, joue du clairon et de la trompette. Une tante est violon dans un orchestre et un oncle gratte son ukulélé. L'adolescent, lui, n'en a que pour Elvis et sent monter la houle générationnelle des pelvis turbocompressés. Le voilà en Californie pour une libération enfumée dont il est revenu sans la renier jamais. Il croise Janis Joplin, Jefferson Airplane ou Frank Zappa. Mieux, il est l'un des leurs. En leur compagnie, il dévore tous les possibles. Il chante le sensationnel de la sensation en petit frère de Rimbaud : «Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers / Picoté par les blés, fouler l'herbe menue / […]. Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien / Par la nature, heureux comme avec une femme.» Il plane comme l'avion de Lindberg, monte sur les ailes d'un ange, même s'il n'a rien d'un doux rêveur et sait bien qu'entre deux joints, on peut faire quelque chose. Aujourd'hui, il ne se hausse pas du col. Il n'est devenu ni Léo Ferré ni Félix Leclerc. Mais il n'est ni nostalgique ni envieux.
Brasseur et golfeur. Charlebois est d'une énergie débordante et d'une curiosité sans bornes. Il s'est ainsi retrouvé brasseur, initiateur d'un business qui créa une centaine d'emplois. Il a d'abord suivi son inclination : «Je préfère une bonne bière à un mauvais vin.» Comme s'il jouait les gourous en développement personnel, il théorise «la loi des 10 000 heures». Il explique : «La chance passe pour tout le monde. Ce jour-là, il faut être prêt. Bill Gates avait déjà beaucoup taquiné son ordinateur avant de saisir la bonne opportunité. Moi, j'avais mes 10 000 heures de buveur.» Il découvre un univers, apprend la fermentation et teste les amertumes. Il rencontre les patrons de bar, choisit les noms de ses breuvages, imagine les logos et les slogans et tambourine sa promo jusque sur scène. Et puis, au bout d'un moment, il se lasse. Il revient à son triptyque, un tiers de vie publique, un tiers de méditation et de création, un tiers de vie de famille. Il joue au golf en amateur éclairé, avoue un handicap raisonnable loin derrière celui de Bob Dylan et se désole que cette activité champêtre continue à avoir mauvaise presse en France. Il passe l'hiver aux Antilles, qui sont un peu le Miami des Québécois. Il aime pêcher le marlin ou faire du bricolage. Il était proche voisin de Coluche, artisan de haut niveau : «Il avait de l'or dans les mains.» Charlebois, lui, se voit plutôt en ouvrier de bonne volonté et de belle humeur.
Juppé et Trudeau. Charlebois a le sens du ridicule. Le pouvoir n'échappe pas à son art de la moquerie. Dans les années 70, il a fondé le parti Rhinocéros, organisation pirate. Il se définirait bien comme anarchiste, mais il se sait surtout «anarchique». Sociable et fêtard, adorant les rencontres, Charlebois connaît bien la famille Trudeau. Il appelle «Justin» par son prénom, se félicitant «du vent de fraîcheur» que le jeune Premier ministre fait souffler sur la Canada. Lui fréquente peu l'isoloir. Il est fidèle à la recommandation paternelle. Sur son lit de mort, celui-ci lui a intimé : «Touche pas à la politique !» Ce qui arrange bien l'œcuménisme attrape tout d'un gaillard. Il a chanté pour Castro et Reagan, pour Mitterrand et Chirac, et aussi pour Hollande. Il a croisé Juppé dans le restaurant de l'un de ses fils. Il apprécie celui que les Québécois ont reçu à coups de fourche lors de son exil transatlantique. Il en dit : «C'est un homme de peu de mots mais de bon jugement. Chez nous, il était différent. Il portait un jean. Avec un pli, peut-être, mais un jean.»
Charlebois a le Québec à fleur de lèvres, mais il se fiche toujours des «indépendantristes» et se défie du séparatisme. Il est conscient des interdépendances et préfère un renforcement du fédéralisme. Il dit : «On pense encore comme au temps des chevaux. Avec le numérique, ce n'est plus la terre qui importe mais le ciel.» Il est fier de sa langue d'origine mais aime vivre dans le bilinguisme. Sinon, il creuserait bien un tunnel entre le Canada et la France. Comme il rapprocherait volontiers les Rocheuses de l'Ontario, histoire de «faire du bon ski». La géopolitique linguistique ne devant pas céder devant plaisir de l'instant.
(1) Je t'aime moi non plus (Don Quichotte).
25 juin 1944: Naissance à Montréal.
1968: Lindberg.
1971: Je suis un gars ben ordinaire.
16 novembre 2016: début de sa tournée en France.