«Jésus-Christ, Roi de l'Univers et Dieu éternel, viendra pour juger et donner à chacun le plus juste. Un grand feu descendra du ciel: mer, sources, rivières, il brûlera tout. Les poissons pousseront de grands cris…» Ces paroles inspirées de l'Apocalypse de Jean (le dernier livre du Nouveau Testament) résonneront lors de la messe de minuit, le 24 décembre, dans de nombreuses églises de Catalogne, des Baléares, et aussi en Sardaigne. La fin du monde, prophétisée par la voix cristalline d'un enfant, fille ou garçon, est une démarche insolite pour fêter la Nativité. Le Chant de la sibylle est pourtant une des plus anciennes traditions musicales du Vieux Continent.
Sous sa forme latine, le chant est attesté dès le Xe siècle dans toute l'Europe du Sud, sa trace la plus ancienne étant un parchemin conservé au monastère Saint-Martial de Limoges. A l'origine, il s'agissait d'un mystère, un drame théologique avec personnages. Il a traversé les siècles dans sa version chantée, et est interprété de façon ininterrompue depuis les années 1200 dans deux endroits : les cathédrales de Palma de Majorque et de L'Alguer (en italien L'Alghero), seule ville de Sardaigne où survit l'usage de la langue catalane. Malgré le Concile de Trente (1545-1563), qui avait proscrit toute représentation théâtrale dans les églises.
Millénarisme
Dans l'Antiquité grecque puis romaine, la sibylle délivrait ses prophéties, les «oracles sibyllins», dans les temples. Malgré son origine païenne, elle s'intègre à la tradition chrétienne en adoptant l'Apocalypse de saint Jean. Son chant témoigne de la panique qui s'empare des croyants à l'approche de l'An Mil, censé marquer la fin des temps. Il n'en fut rien, croit-on savoir.
Curieusement, c'est à l'aube du troisième millénaire que renaît l'intérêt pour cette œuvre unique, austère et glaçante mais aussi fascinante. Le musicien Jordi Savall en exhume plusieurs versions (provençale, catalane, galicienne…), qu'il enregistre avec son ensemble, La Capella Reial, et la voix de sa femme, la soprano Montserrat Figueras. La madone du folk des Baléares, Maria del Mar Bonet, en livre sa propre version. Encore plus insolite est l'adaptation qui figure sur Aion, en 1990, album du duo de cold-wave médiévale Dean Can Dance.
En 2010, l'Unesco fait entrer le Chant de la sibylle au catalogue du Patrimoine de l'Humanité. Et depuis une vingtaine d'années, des dizaines d'églises de Catalogne, des Baléares et du Levant (la région de Valence) proposent l'œuvre pour la nuit de Noël, avec orgue, orchestre, chœur… La ville d'Ontinyent, près de Valence, en a même reconstitué la version dramatique avec décors et costumes.