En cette saison d'hiver où chaque nouvelle en provenance des Etats-Unis monte à la gorge, la multi-instrumentiste californienne Kadhja Bonet abreuve le monde de miel avec son mini-album The Visitor, où soul, folk et jazz se fondent royalement. Est-ce d'avoir grandi au XXIe siècle coupée de la musique pop, sur la recommandation de parents musiciens classiques et qui lui ont tôt glissé un archet pour violon et alto entre les doigts qui l'a fait se sentir extraterrestre au point d'écrire des chansons ornementées avec vue sur l'empyrée ?
Poésie subtile. Si elle s'invente dans sa biographie une naissance en 1784 sur la banquette arrière d'un vaisseau spatial recouvert d'écume, Kadhja Bonet est en réalité au crépuscule de sa vingtaine et son écriture fine et poétique sert une exploration de son existence bien terrestre, ce qui n'est déjà pas si mal. D'une déclaration romantique sur Honeycomb à la supplication d'un adieu sur Fairweather Friend, elle s'envole vers du r'n'b lové dans du soft rock chez une mystérieuse voyante sur The Visitor : «Si je n'avoue pas, aurai-je des regrets ? Cela changera-t-il mon futur ?» remue-t-elle. Elle déverse chaque fois différemment un nectar pop d'une voix tendre, qui, sans les imiter, peut parfois toucher au sublime de Dusty Springfield, Linda Perhacs ou Minnie Ripperton après un coup de plumeau, sans marqueurs de temps ou d'espace.
Avec l'instrumental Earth Birth, l'album s'ouvre comme une boîte à musique hollywoodienne, avec des synthés aux bips dont on ne sait trop s'ils viennent de l'espace ou d'un coffre à jouets. Ses chansons, qu'elle écrit et arrange seule avec parfois un peu d'aide de son guitariste et compagnon Itai Shapira, incarnent les clichés avec une poésie subtile, et ce même en abusant du thème du miel, dès l'énamourée Honeycomb, qui ferait de l'ombre à Michel Legrand.
Le sens reste enfumé dans des volutes psychés, et sa voix veloutée s'attarde souvent joyeusement pour un scat à sa sauce. Sa flûte traversière hypnagogique réveille doucement le spiritual jazz, mais les boîtes à rythme électroniques nous renvoient vite à ce siècle. Sa musique trouve sa signature dans des cordes onctueuses et des synthés et une harpe qui tintinnabulent si bien autour d'elle que les yeux clos, on lui invente une comédie musicale pré-rock, dans une forêt Technicolor où elle reste toujours au premier plan, être de plumes et de mélodies qui butine le passé et l'avenir.
Cartes postales. L'oiseau Bonet avait commencé par distiller des reprises sur le Web et depuis laisse le passé patiner son œuvre : sur le cinégénique Portrait of Tracy, elle reprend à son compte un instrumental du bassiste jazz Jaco Pastorius. Pour Francisco, dont l'original est du Brésilien Milton Nascimento, elle dépoussière un piano électrique Wurlitzer et visite les années 70. Les astres reviennent comme une obsession : «Toutes les étoiles brûlant dans le ciel/ Comment se peut-il que quelqu'un n'en voit qu'une ?» chante-t-elle dans un emprunt aux mots d'un autre. Sur Gramma Honey, la Californienne raconte comme les astres lui montrent la voie pour espérer être au moins à moitié aussi bien que sa grand-mère souffrante.
C'est ainsi que Kadhja Bonet signe des classiques, de ces chansons dont la beauté n'échapperait à personne et que l'on voudrait offrir. Leur présence depuis plusieurs mois sur la plateforme d'écoute Bandcamp permet de les envoyer telles des cartes postales à un euro accompagnées d'un message et désormais, après avoir entendu couler de l'or impalpable dans nos oreilles, on peut se procurer The Visitor en vinyle via le label Fat Possum. Sur le site les Jours, où elle fait l'objet d'un minutieux suivi, elle explique que ce mini-album, dont certains textes lui semblent aujourd'hui difficiles à assumer, sera bientôt suivi de ce qu'elle considère comme son véritable premier long format, déjà écrit. De quoi nous rassurer pour nos prochains épisodes de gorge sèche.