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Libération
Exposition

La Jamaïque en version auberge espagnole

Du ska au dancehall, la Philharmonie de Paris propose un parcours décousu sur l’histoire musicale de l’île.
publié le 17 avril 2017 à 18h16

Parmi la foultitude de documents rares que l’on peut admirer dans la nouvelle exposition de la Philharmonie, il y a une gravure de 1802 intitulée A Grand Jamaica Ball ! or the Creolan Hop a la Muftee. Signée William Holland, elle montre une scène de bal gaie et dissipée à Spanish Town - certains dansent, d’autres discutent ou se laissent franchement aller.

Colons. Le propos est de mettre en garde les femmes contre les dangers d'une vie dissolue, mais l'œil contemporain remarque surtout que les seuls Noirs représentés sont des serviteurs ou des spectateurs relégués au bord de la piste de danse. Les colons et les indigènes étaient-ils à ce point séparés quand ils festoyaient ? Comme nous l'expliquent différents cartels dans les premières salles de l'expo, les historiens sont en tout cas catégoriques quant au rôle joué par la musique de quadrille britannique - avec les percussions burru et les rythmes mystiques du poco - dans l'agglutination unique de cultures qui a abouti à l'avènement des musiques populaires jamaïcaines au XXe siècle. Ce n'est pas la moindre des découvertes offertes au néophyte, mais il faut en quelque sorte relier soi-même l'information avec celles éparpillées dans les autres salles de l'exposition pour en tirer la substantifique moelle - et, simplement, apprendre quelque chose. Par exemple, comprendre comment cette petite île a pu devenir aussi centrale dans la modernité pop.

La faute en revient en premier aux deux «axes» (inconciliables) choisis par le commissaire, Sébastien Carayol. L’un étant chronologique et l’autre thématique, ils empêchent toute construction d’un récit ou d’une continuité. Alors on s’y balade, on s’y perd, on revient sur son chemin après être passé en trois pas du mento des origines au dub du futur. Le but était sans doute d’éviter le poncif du parcours plan-plan et rendre compte d’une profusion, mais la visite se révèle surtout hachée, confuse, frustrante.

Babioles. A l’instar d’autres expositions musicales de la Philharmonie à l’ampleur similairement délirante («Great Black Music», «Europunk»…), «Jamaica Jamaica !» pèche sans doute par excès d’ambition. Filandreuse plutôt que proliférante, il semble certain qu’elle intéressera moins les auditeurs occasionnels de Bob Marley qui voudraient en apprendre un peu plus sur son contexte d’émergence que les mélomanes acquis aux causes ska, rocksteady, reggae et dancehall qui souhaiteraient approcher quelques incunables manuscrits ou babioles patinées par les doigts de Lee «Scratch» Perry ou Bob Marley lui-même. C’est la principale qualité de l’exposition, qui ferait presque oublier son bazar : la concentration de reliques est ahurissante. On y admirera selon la nature exacte de son fétichisme le melodica d’Augustus Pablo ou l’orgue Hammond de Jackie Mitoo, un cahier de Peter Tosh ou la peinture originale qui a servi pour la pochette de Natty Dread de Bob Marley, les consoles sur lesquelles Clement «Coxsone» Dodd et King Tubby ont façonné les grandes œuvres du dub et du reggae. Les fans se pâmeront de les voir de si près, les autres seraient mieux avisés de se plonger dans un bon livre sur le sujet, pourquoi pas l’excellent Bass Culture de Lloyd Bradley, disponible en France chez Allia.