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Libération

La stratégie de la pochette

Dans un secteur où les ventes d’albums sont de plus en plus dématérialisées, les pochettes de disque gardent pourtant leur pouvoir évocateur d’un univers musical et leur impact marketing.
La pochette de «13», d’Indochine, conçue par le photographe Erwin Olaf. Ses images donneront «le la de ce qui se passera sur scène», explique Nicola Sirkis. (Photo Olaf)
publié le 13 octobre 2017 à 18h06

Au début de l'été dernier, Michel Gondry a dévoilé sur Instagram la somptueuse pochette de Mirapolis, l'album de l'artiste electro Rone à paraître début novembre. Conçue par le réalisateur et son fils Paul, l'image représente Rone immergé dans un environnement futuriste. «Sa musique me fait penser à de l'architecture», explique Michel Gondry qui a voulu créer «une ville utopique». Il ajoute : «On pourrait dire que la structure et le graphisme des bâtiments reflètent le rythme de sa musique, et que les couleurs reflètent ses mélodies, mais ça serait prétentieux. Zut, je l'ai dit !» Parlez pochette d'album avec Michel Gondry et il vous dira vite regretter l'âge d'or des années 70 : «C'est là que les artistes se sont libérés du contrôle des producteurs et ont conçu des images qui reflétaient leur univers. Pour les auditeurs, elles étaient les portes d'entrée du monde dans lequel ils souhaitaient nous emmener. Elles permettaient de s'évader dans un imaginaire teinté seulement du graphisme de la pochette. Les clips ont foutu tout ça en l'air avec MTV dans les années 80. J'en suis donc responsable et je le regrette.»

La pochette de

Mirapolis

de Rone, conçue par les Gondry père et fils.

Patchwork

Depuis, les modes de consommation dématérialisés ont encore rebattu les cartes. D'autant que la part du numérique ne cesse de croître - selon le Syndicat national de l'industrie phonographique (Snep), en France, il représente 41 % du chiffre d'affaires de la musique enregistrée. Alors que de plus en plus de gens écoutent la musique en streaming, la pochette, réduite sur les plateformes concernées au format d'un timbre-poste, a-t-elle perdu ses pouvoirs d'évocation et d'attraction ? Chef de projet au sein du service marketing de Barclay, maison de disques où il travaille depuis vingt-quatre ans, Jérôme Marroc-Latour répond par la négative. «On reste dans un monde d'images ! Quand vous arrivez sur une plateforme de streaming, un patchwork de pochettes s'offre à vous, elles demeurent des points d'accroche. Même si les modes de consommation ont changé, la notion d'adéquation, de justesse entre le visuel de l'album et ce que l'artiste est intrinsèquement reste pour moi importante. Obligatoirement, il existe des contre-exemples, des bonnes chansons desservies par des mauvaises pochettes. Cela ne va pas empêcher la chanson de rayonner et d'atteindre son public mais, pour l'artiste, quand même, une mauvaise pochette ne constitue jamais une bonne nouvelle.»

«Des images simples où tout est signifiant»

Frank Loriou conçoit depuis vingt ans des visuels d'albums pour Jean-Louis Murat, Dominique A, Yann Tiersen ou Jeanne Cherhal, d'abord avec la seule casquette de graphiste puis avec celle de photographe. Parmi les sorties françaises de la rentrée, il signe les pochettes des nouveaux Nosfell et Sanseverino après le premier Gauvain Sers, carton surprise de l'été. «L'environnement, le milieu de la musique et la place que la musique a dans le cœur du public ont changé, estime Frank Loriou. Mais mon travail en lui-même, non. Et je fais en sorte qu'il ne change pas. J'essaie toujours de faire des pochettes qui procurent des émotions et qui facilitent l'accès à la musique des artistes. Oui, les sites de streaming ont besoin d'une image qui soit d'une grande simplicité. Justement, les pochettes que je conçois sont assez visuelles. Mais je n'en tiens pas compte durant le stade de la création. Je pense qu'il y a aujourd'hui moins d'audace - on ne peut plus se permettre financièrement de prendre des risques. Néanmoins, j'essaie d'avoir des partis pris forts, exigeants.» Il travaille d'ailleurs en argentique («pour recréer de l'accident») et s'investit beaucoup dans le stylisme : «Comme je produis des images très simples, tout y est assez signifiant, jusqu'au bouton de chemise ouvert ou fermé.»

Black and Blue

des Rolling Stones (Hiro).

En juin, le groupe new-yorkais pop Beach Fossils a sorti son troisième album, Somersault, flanqué d'une pochette blanche qui comportait juste, dans le coin droit, la mention du groupe et le titre. Manifestement, imaginer un visuel qui frapperait l'imagination ou prolongerait son univers n'était pas la priorité du groupe. A moins que ça ne soit un clin d'œil au White Album des Beatles. Ce goût pour l'ultraminimalisme fait figure aujourd'hui d'exception. Equivalents des affiches de film pour le cinéma, les visuels d'albums sont désormais dévoilés des mois à l'avance afin de créer l'attente et, éventuellement, le buzz. Mi-août, le rappeur Booba a lâché sur le Net la pochette de Trône (dont la sortie est prévue cet hiver) directement inspirée par la série Game Of Thrones. Pour les pop stars, le visuel est devenu un outil promotionnel qui peut servir de teaser et annoncer l'ambiance musicale. Ainsi, l'Américaine Taylor Swift a révélé son nouveau look, cheveux courts et regard prétendument rebelle, sur la pochette de Reputation, attendu le 10 novembre. «Une pochette, c'est la marque d'identité de la musique, affirme Nicola Sirkis, leader d'Indochine, qui vient de sortir 13. Il faut laisser parler l'imaginaire. Je n'ai jamais écouté un disque sans regarder, en même temps, la pochette. Un dessin, une photo, une conception graphique, ce sont forcément des clés que je pourrais retrouver ailleurs, dans les textes par exemple.»

Tutu

de Miles Davis (photo d’Irving Penn).

Encore marqué par la pochette psychédélique d'Echoes de Pink Floyd ou la photo de Robert Mapplethorpe pour Horses de Patti Smith, il consacre du temps et de la réflexion aux visuels d'Indochine, généralement très sophistiqués, entre le «panthéon» de la République des météors ou le collage urbain de Black City Parade. Pour 13 (son 13e album), le groupe a sollicité le très coté photographe néerlandais Erwin Olaf. «C'était comme le tournage d'un clip, avec des techniciens, une régie, des maquilleurs, des costumiers», raconte Nicola Sirkis. Le résultat montre treize jeunes filles droites, le regard sérieux et fier, avec à l'arrière-plan des drapeaux de pays imaginaires. «C'est une réaction au monde d'après Trump. L'idée était de créer une armée de jeunes filles en uniforme. Elles sont là pour représenter la gestation, l'amour, mais aussi montrer qu'elles ne se laisseront pas faire.» Fruit d'un dialogue de plusieurs mois avec Erwin Olaf, l'habillage visuel de 13 tire en partie son inspiration du monde beau et tordu de l'écrivain et peintre américain Henry Darger (1892-1973), qui aimait représenter des jeunes filles (à sexe masculin !) mener des guerres. Les photos d'Olaf donneront «le la de ce qui se passera sur scène». En amont, Indochine s'est livré à une simulation pour se rendre compte de l'impact de la pochette. «Notre graphiste a fait un essai intéressant pour voir ce qu'elle donne, noyée avec d'autres sur iTunes, explique Nicola Sirkis. Aujourd'hui, les maisons de disques veulent qu'elle soit visible commercialement, qu'on voit le nom du groupe. Moi, je m'en fous. Si la pochette est visible artistiquement, qu'elle dégage quelque chose, c'est là qu'on aura réussi.» A côté de ça, le chanteur se félicite d'avoir pu rééditer plusieurs de ses anciens albums en vinyle : «Je n'ai plus de platine pour les écouter, mais j'ai toujours beaucoup de vinyles. Ce sont des objets que je trouve magnifiques.»

Existence physique

Justement, le retour en grâce du vinyle remet la pochette sous les feux des projecteurs. En Grande-Bretagne, il s'en est vendu en 2016 plus de 3,2 millions, le meilleur score depuis vingt-cinq ans, tandis que, pour la France, le Snep annonce la vente de 1,7 million d'unités, soit, par rapport à 2015, une progression de 72 %. «Le marché du vinyle se renouvelle, se félicite Jérôme Marroc-Latour. On se dit que c'est génial, super, l'image qu'on est en train de concevoir va exister physiquement sur un vinyle que 3 000 personnes ou plus vont acheter. Avoir un objet physique, c'est l'aspect romantique de notre métier…» Michel Gondry abonde : «Le vinyle revient montrer le bout de son nez et le marché de la vidéo musicale s'est écroulé, donc il y a de l'espoir !»

Photos extraites de Total Records, de Jacques Denis, Editions Aperture.