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Valery Gergiev, baguette tradi

Rencontre avec le chef d’orchestre russe passé par la Philharmonie de Paris fin mars avec son Mariinski. Ultramédiatique et poutinien, il a construit un empire entre répertoire, salles et concerts pléthoriques. Et fait l’objet d’un livre d’entretiens.
Valery Gergiev, au théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, en 2009. Il en est le directeur depuis 1988. (Photo Valentin Baranovsky)
publié le 2 avril 2018 à 17h16

On ne sait pas vraiment où il se trouve. L'avant-veille, il était à Berlin pour un programme Tchaïkovski-Beethoven. Ce matin, il est à Prague où il a donné la veille un concert Debussy-Stravinski. Ce samedi-là, il doit être à Paris le soir pour diriger l'Or du Rhin de Wagner dans une version de concert à la Philharmonie. Ce midi, il est donc fort probable qu'il soit dans le ciel, entre la République tchèque et la France, mais rien n'est moins sûr car il n'est pas enregistré sur les vols réguliers. Si ça se trouve, il ne viendra pas. Ou ne passera pas par l'hôtel Bristol où il doit normalement faire un crochet entre l'aéroport et la Cité de la musique. Suivre Valery Gergiev est un calvaire, et il semble plus facile d'organiser les déplacements de la centaine de musiciens de l'orchestre Mariinski qui l'accompagnent que de mettre en place son transport personnel. Le chef d'orchestre russe fout une trouille constante aux assistants ou représentants censés l'attendre, le conduire, le guider. Le message est clair : le chef n'aime pas être dirigé.

La dernière fois qu’on l’avait vu, à Aix-en-Provence il y a deux ans, son avion avait eu trois heures de retard. Pendant ce temps, Renaud Capuçon faisait banquette en rongeant son frein. Mais Gergiev avait fini par arriver, et l’orchestre avait commencé son raccord à 19 h 30 pour un concert qui débutait à 20 heures. C’est toujours comme ça avec lui. Et ce samedi-là, le chef apparaît enfin dans les salons du palace, sur le fil mais tranquille, avec l’assurance de l’homme faisant fi des impondérables. Après tout, il assure près de 300 concerts par an, pourquoi s’inquiéter ?

Tout le monde connaît Valery Gergiev, même sans le savoir : il figure en bonne place dans la pub Gazprom avant les matchs de Ligue des champions que perd le PSG. Vidéo de concerts, captation en direct, discographie foisonnante, le chef ultramédiatique de 65 ans traîne de par le monde sans interruption et à une vitesse folle sa carrure robuste et sa mine patibulaire. Mal rasé, le cheveu gras peigné en arrière, le blanc de l’œil massivement lourd effondré dans un lit de cernes et la bouche tordue en un rictus qui semble dire aux musiciens de l’orchestre : «On sait tous que vous êtes nuls, alors surprenez-moi», l’homme fort du Mariinski est ce qu’on appelle un personnage. Une icône russe, qui représente autant la musique nationale que son camarade Poutine ou le géant gazier.

Paternaliste

Ce jour-là, il est tout de noir vêtu. Le regard hypnotique. La voix profonde. N'en a-t-il pas marre de cette vie de transports ? Il hausse les épaules : «Pas du tout. Nous sommes là pour jouer de la musique. Je n'ai pas le droit de dire que j'en ai assez. Vous imaginez ? En avoir assez de Beethoven ou de Mozart ? Si je suis vraiment épuisé, je prends un jour de repos.» Quand on lui explique que le voir débarquer dans une salle de concert ressemble à une opération commando, il sourit : «Non, on est loin des manœuvres militaires. Mais les musiciens du Mariinski sont très bien préparés. On peut rigoler, avant le concert. Mais quand on est sur scène, il faut être sérieux, donner des interprétations de très haut niveau. J'ai travaillé pendant des années pour savoir comment arriver à cela : une combinaison de confiance et de concentration optimale.» Qu'il aime aussi perturber par un frisson d'improvisation - rien de pire pour lui que les interprétations qui se ressemblent.

Des connaisseurs de la bête confirment que le chef jadis passé par le Philharmonique d'Erevan et ex-directeur musical du London Symphony Orchestra est proche de ses musiciens, avec lesquels il se fracasse en bombances dînatoires durant des heures après les concerts, dont il est attentif aux problèmes, y compris personnels, et qu'il paie bien. Paternaliste en somme, comme un boss old school qui distribue des bonbons à la fin d'un solo réussi ou sermonne un trompettiste dont la sourdine chute pendant une répète. Cette attitude susceptible de transcender l'orchestre s'avère nécessaire pour passer certaines périodes critiques, par exemple dans les années 90, quand les musiciens jouaient sans cachets. Mais Gergiev est aussi chef d'entreprise : il épuise ses ouailles qui, après quelques années de ce traitement ultraproductif de gala, finissent rincées. A la lecture des lieux et programmes, chaque concert semble conçu pour complexifier la tâche du musicien à mesure que sa fatigue augmente.

«Il est important pour lui d'arriver à ses fins, d'être premier, explique un musicien qui l'a connu à ses débuts. Il est respectueux et talentueux, mais c'est aussi une machine. Il ne déviera pas de son objectif.» Soit rien moins que la fondation d'un empire. Gergiev est un bâtisseur en queue-de-pie. A la tête du Mariinski depuis 1988, il en assure plus que les fonctions de directeur musical. Il est directeur tout court, décide de tout et tranche. Il met son nez dans les programmes, la gestion et les développements. Sa fierté est d'avoir réussi à faire perdurer l'institution. «La fin de l'URSS, arrivée si brusquement en 1991, n'a pas seulement représenté la désintégration d'un grand pays. Il y avait aussi le risque de voir disparaître une grande culture», a-t-il récemment expliqué pour un livre à Bertrand Dermoncourt. Durant cette période complexe où beaucoup d'artistes russes s'étaient exilés à l'Ouest, et compliquée par un krach financier en 1998, le jeune Gergiev, lui, est resté et a réussi à lever des fonds pour sécuriser le Mariinski. Son travail est de lui donner toujours plus d'envergure.

«Je ne sers que l’institution»

Considérant que la salle historique de 1845 était inadaptée, Gergiev a fait construire le Mariinski 2 en 2013, sur le modèle de l'Opéra Bastille et de ses plateaux coulissants permettant de travailler plusieurs mises en scène en même temps. Un chantier pharaonique de 550 millions d'euros, payé par l'Etat, avec querelles d'architectes et dont Gergiev se serait mêlé jusqu'aux plans. Quelques années plus tôt, il s'était déjà lancé dans la réfection du Concert Hall de Saint-Pétersbourg détruit par un incendie. Désormais, le Caucasien se trouve chargé d'un quartier musical de 4 800 places à remplir chaque soir. Sans compter son implication sur la Scène Primorsky, une salle de Vladivostock, satellite du Mariinsky. Ou encore du partenariat avec deux salles d'Ossétie du Nord. «Oui, j'ai bâti un empire, explique-t-il sur un divan du Bristol, mais cela ne fait pas de moi un empereur. Je ne sers que l'institution.»

Paradoxalement, son village musical lui permet aussi de rester en continuel mouvement, puisque la multiplication des salles implique un développement de l'orchestre susceptible d'y jouer (plus de mille représentations par an, estime le maestro), et correspond donc à des recrutements de jeunes musiciens, capables d'encaisser le rallye Gergiev des salles internationales, mais lui permettant aussi de créer son propre son d'orchestre - un phénomène rare que tous les chefs espèrent et qu'il a su provoquer. «Ce que je tente de faire, c'est non seulement de construire le son de l'orchestre, mais aussi de lui donner un répertoire. C'est très bien d'avoir un son formidable et de ne jouer que cinq opéras. Quand on en joue une centaine, alors c'est différent.»

moins mystique qu’héroïque

Le répertoire russe est l'autre empire sur lequel il règne. Rimski, Tchaïkovski, Prokofiev et autres Moussorgski sont les piliers qui soutiennent la carrière de Gergiev. Il s'est développé grâce à eux lorsqu'il a fait le choix, en reprenant le Mariinski (alors appelé Kirov), de se spécialiser dans la musique russe. Si ses illustres prédécesseurs Mravinski et Temirkanov, insurpassables chefs, faisaient pleurer les foules en dirigeant du Chostakovitch, se souvient ému notre musicien russe, Gergiev n'a pas cherché à lutter sur cette pente. Mais sa vision, claire et dynamique, moins mystique qu'héroïque, emporte néanmoins l'adhésion, notamment en regard de ses conditions d'interprétation à la hussarde. Ce fut le cas ce samedi-là. Sa direction de Wagner, dense et sur la pointe des pieds, a pris soin de ne pas écraser les chanteurs, tout en occupant l'espace dès qu'il le pouvait, avec une attention flagrante au son d'ensemble. Cet état d'esprit volontaire et subtil parcourt ses enregistrements. Dans Shéhérazade, scie bien apprise, on entend des lignes de bois inédites, dépoussiérées par le maestro Gergiev, spécialiste de la clarté dans la confusion.

Politiquement, le chef reste fidèle à sa ligne nationale. Proche de Poutine, il cautionne ses décisions tout en se défendant d'être son ami - il l'a connu en 1992, alors que le président russe n'était que maire adjoint de Saint-Pétersbourg. Gergiev utilise même l'orchestre pour servir la cause poutinienne : il donne des concerts à Tskhinvali, en Ossétie du Sud, un an après la guerre contre la Géorgie, il soutient l'armée russe en jouant avec le Mariinski à Palmyre. Etil approuve les lois homophobes de Poutine. Cette attitude a donné lieu à des manifestations, peu à Paris où il a dirigé le concert du 14 Juillet l'an dernier, mais en Allemagne, où Gergiev est aussi directeur musical de l'Orchestre de Munich. Depuis, le maestro botte en touche sur ces questions. Pourquoi vouloir à tout prix exprimer ses opinions politiques ? «C'est une tradition à Saint-Pétersbourg, dit-il. La destinée du Mariinski a toujours concerné un petit groupe de gens. D'abord autour du tsar. Et puis après la Révolution de 1917, pendant la guerre civile, la Seconde Guerre mondiale, la fédération de Russie… son sort a toujours préoccupé le pouvoir.» Si l'art n'est pas lié à la politique, le Mariinski est relié au pouvoir. Collusion historique.

L'Or du Rhin s'achève en triomphe à la Philharmonie de Paris. Gergiev accuse le coup. Après deux heures quarante sans pause, il souffle, se retient à la barrière de son pupitre. Pourquoi n'est-il pas parti d'URSS en 1990 ? «Les musiciens m'avaient choisi. J'avais 34 ans, j'étais jeune, et ils m'ont fait confiance. Je suis resté pour eux, pour le Mariinski. Je le devais», s'enflamme-t-il. L'homme caricature qui bâtit et veut imposer son nom sans vergogne reste aussi soumis à cette institution qui, malgré ses efforts et ses déplacements, le dépasse.