Alors que les éditocrates nord-américains et les sémioticiens de tout poil n’ont pas encore vraiment décidé quoi faire de l’info la plus WTF de la semaine (la rencontre entre Kim Kardashian et Donald Trump pour évoquer «la réforme des prisons et du régime des peines»), alors que l’on ne s’est pas encore remis du superbe Daytona, le très compact album de Pusha-T sorti le 25 mai et produit par un Kanye West au sommet de sa forme old-school, voilà que le nouvel album de Kanye himself doit débouler ce vendredi, tel qu’annoncé par l’intéressé il y a quelque temps sur Twitter, et dont on ne sait presque rien, hormis qu’il contient sept titres. Deux ans après The Life of Pablo, dont la délivrance avait été précédée d’un cirque médiatique ahurissant (teasing de trois ans, innombrables coups de théâtres…) l’accouchement du huitième opus, au titre inconnu, semble presque sobre. Il faut dire que l’artiste s’est chargé par d’autres moyens de rappeler son existence au monde, revenant en fanfare sur Twitter le 13 avril après une absence qu’il motiva par une dépression, une hospitalisation, une liposuccion ou encore une addiction aux opioïdes.
Vitupérances
Kanye West n'avait, hélas, rien perdu de sa verdeur sur réseau. Aussitôt, une pluie acide de tweets, conjugués à des prises de parole de plus en plus outrancières et maniaques, ont assuré le spectacle, pointant une fois encore la singularité de l'artiste : là où d'autres parlent trop pour ne rien dire, Kanye West, lui, parle excessivement pour tout dire. La pulsion orale dérégulée comme frappe préventive est une spécialité du rappeur, et l'on se souvient que, déjà en 2016 sur The Life of Pablo, il avançait ceci : «Et si Kanye composait une chanson sur Kanye qui s'appellerait l'Ancien Kanye me manque ? (Ce serait tellement Kanye !)»
Tellement Kanye, oui, si bien qu'à quelques mots près, cette pensée, «l'ancien Kanye me manque», a sans doute fait son chemin dans la boîte crânienne de milliers de fans depuis son retour sur la scène médiatique. Par exemple lorsqu'a tourné ad nauseam l'extrait d'une interview donnée le 1er mai à TMZ où il affirme, entre autres vitupérances à peine cohérentes, que «quatre cents ans d'esclavage, on dirait bien un choix». Ou encore au moment de la publication d'une photo de casquette rouge «Make America Great Again» dédicacée par cet autre parangon du spectacle narcissique qu'est le président américain, Donald Trump. Mais qu'était-il donc advenu, s'éleva un peu partout le cri, de l'homme qui, en 2005 pendant l'après-Katrina, avait scandalisé et réjoui en balançant en direct à la télé que «George Bush n'en a rien à foutre des Noirs» ? Qu'avait-il dans le cerveau, alors que le pays connaît des tensions raciales et crispations identitaires pas rencontrées depuis, disons, le mouvement pour les droits civiques ? «Tu es devenu quelque chose d'irréel», lui balança l'un des producteurs (noir) de TMZ. Et le même regret nostalgique s'est retrouvé étalé çà et là dans les tribunes des quotidiens anglo-saxons, les plus intéressantes signées de l'essayiste américain Ta-Nehisi Coates, lequel émet l'idée d'une «liberté blanche» que s'arroge Kanye, «une libertésans conséquence et sans critique, la liberté d'être fier et ignorant», et de l'historien nigérian David Olusoga, qui rappelle qu'il n'y a rien de «neuf», contrairement à ce qu'affirme le rappeur, dans son révisionnisme, lequel s'inscrit dans une longue tradition de justification de l'esclavage.
Il serait tentant, oui, de dire que l'on regrette ce Kanye qui jadis nous enchantait par son iconoclasme, au vu de l'inconséquence avec laquelle il balance sa maîtrise défaillante de l'histoire des Etats-Unis et son soutien à un chef d'Etat, son «frère» à «l'énergie de dragon» (vise les tes-tê…) dont le racisme n'est plus un mystère. Pourtant, ce serait s'aveugler sur un point d'importance : Kanye West n'a pas du tout changé, au contraire. Le doigt dans la prise des refoulés américains, il continue de se faire le conducteur de tout ce qui s'exprime à travers le pays, bon ou mauvais. L'artiste a beau revendiquer une pensée «libre», il semble surtout traversé par les multiples courants du Zeitgeist, l'accès direct au ping-pong maniaque se jouant dans son cerveau déployant, davantage qu'un accès à une psyché défaillante ou inexistante à force d'être laissée ouverte à tout vent, un certain état de la nation américaine, plus cash que le discours du même nom prononcé annuellement devant le Congrès.
Evangéliste
En 2008, l'ascensionnel Touch The Sky avait accompagné l'élection de Barack Obama, avec ses paroles captant l'idéalisme éberlué du moment, et désormais, le fil Twitter de KW ne fait rien d'autre que régurgiter un racisme qui n'est plus à l'état latent de l'ère Bush mais bien à découvert et décomplexé. Ce n'est pas tant Kanye qui a changé, que le contexte politique devenu affolant, rendant tout ce qu'il recrache beaucoup moins drôle, parfois effrayant. Pour qui a du temps à perdre, la lecture attentive de ses décharges tapuscrites, entrecoupées de photos de bottes ou baskets de sa marque Yeezy, fournit ainsi un extraordinaire concentré du moment, de matière à informer, d'ici quelques siècles, d'hypothétiques extraterrestres sur le déclin de l'empire américain, entre culture managériale dévoyée, opportunisme politique, consumérisme crasse et vacuité pure et simple.
Du performatif «Ayez confiance dans vos sentiments. Arrêtez de penser tout le temps» (108 000 retweets) au «Il y a une majorité silencieuse qui est silencieuse depuis bien trop longtemps» (27 000 retweets, on comprend qu'il ne parle pas de lui) et à l'inénarrable «Les siestes, c'est génial !» (185 000 retweets), Kanye West a achevé sa mue en grand évangéliste du rien, almanach des tendances lourdes du moment, et c'est avec un pincement de nostalgie, mêlée d'un soupçon d'optimisme, que l'on constate que c'est encore l'annonce de son album à venir (108 000) et de celui qu'il cosigne avec Kid Cudi (242 000) qui provoque le plus de remous sur le réseau. Preuve que persiste l'espoir que, là non plus, Kanye West n'ait pas changé, et qu'il reste toujours l'un des meilleurs beatmakers que le rap ait jamais connu.