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Libération
Critique

Docteur Kanye et Mister «Ye»

Urgent et intense, le huitième album de Kanye West, «Ye», confirme le désordre dans l'esprit du rappeur américain au moins autant que celui qui règne dans son pays.
Kanye West lors d'un festival à New York le 2 octobre 2016. (AFP)
publié le 1er juin 2018 à 18h32

«Kanye a photographié la pochette de l’album avec son iPhone en chemin vers la listening party.» L’information, révélée sur Twitter par son épouse Kim Kardashian jeudi soir, devrait rassurer tous ceux qui s’inquiéteraient éventuellement que Kanye West ait pu être tenté de refréner son esprit toqué et frénétique avant de boucler son huitième album solo. Effectivement orné d’une photo des monts du Parc national de Grand Teton, dans le Wyoming, à proximité de la région de Jackson Hole où le rappeur s’est réfugié pour enregistrer en très relative sérénité les cinq prochaines références de son label G.O.O.D. Music et organisé sa très select fête de lancement, Ye - c’est son titre simple comme bonjour, soit une énième variation, après «Yeezy» et «Yeezus», autour de son nom et son nombril - affiche surtout en exergue une phrase bien connue des collectionneurs de mèmes («I hate being bipolar. It’s awesome» – «Je déteste être bipolaire. C’est trop génial») qui en dit long sur la manière dont son auteur envisage son projet : plus excentrique, boutefeu et assumé que jamais.

Hors-normes dans son format (7 chansons et 23 minutes de musique, qui paraissent sur les services de streaming une semaine après le Daytona du vétéran new-yorkais Pusha T et une semaine avant le premier album de Kids See Ghost, nouveau duo qu'il forme avec Kid Cudi), Ye continue ainsi d'étendre l'inframonde artistique dingo, entre rap indus et gospel, défriché avec l'inépuisable The Life of Pablo en 2016, et ce qu'on attend d'un album de rap américain. Et tant pis si l'on soupçonne West et son équipe (le producteur et collaborateur de longue date Mike Dean en premier) d'avoir bouclé le beat d'I Though About Killing You ou les punchlines d'All Mine avant-hier : l'urgence est résolument le tempo le mieux adapté au régime créatif de l'Américain tel qu'il va (mal) en 2018, avec ses casseroles, ses névroses, son audace et, malgré tout, son indécent talent. Toujours plus enclin à refléter par ses frasques médiatiques la folie furieuse de l'Amérique contemporaine (lire notre analyse des derniers épisodes), West s'affiche moins sur ce nouveau disque comme un miroir fêlé qu'un acrobate de l'autofiction, tous filtres en panne, qui souffle les braises sous son propre édifice comme un dément mais qui sublime comme aucun autre ego trippeur jusqu'à la plus emberlificotée des contradictions.

Viscéral, épidermique, brutalement sentimental quand il cause médicaments (Yikes), adultère (All Mine) ou amour paternel (Violent Crimes, écrit à l'attention de ses filles North et Chicago), Ye nous fait littéralement rentrer dans la baraque des West-Kardashian quand il glisse vers le spoken word - voire le hurlement - et rapporte les angoisses de Madame que Kanye ruine le foyer avec la diatribe de trop, qu'il s'en prenne aux anti Trump ou défenseurs - ces fous! - du livre imprimé. Que Kim se rassure et nous avec, West garde deux solides atouts : la médiocrité de la plupart des débats autour de ses délires, et son écriture, toujours plus étrange, oblique et passionnante. Rappeur décidément laborieux et décalé mais performeur toujours plus palpitant, Kanye West combine et brouille mieux que jamais sur Ye les deux hémisphères de sa persona, d'un côté le douchebag mégalo et sombre, de l'autre l'amoureux à l'esprit «papillon». Aussi on le suit sans hésitation dans la plupart des circonvolutions de son album le plus ramassé, qu'il pérore génialement autour d'un meurtre prémédité (une déclaration passible d'inculpation aux Etats-Unis si le sujet est… le Président) ou confesse un désir d'en finir désarmant («But sometimes I think really bad things / Really, really, really bad things»). Rarement un album de pop mainstream, conçu pour être découvert simultanément tout autour du monde occidental, n'aura donné l'impression d'être à ce point écorché vif, et virtuose dans sa mise en scène de la transparence.

Ici ou là, les amateurs des gros morceaux de Life of Pablo et My Beautiful Dark Twisted Fantasy seront bien entendus légitimes à dénoncer un ensemble trop inconstant et trop chiche, hardi musicalement quand il scénarise l'arrivée tardive d'un beat ou décide de s'en passer, mais qui en oublierait presque de ressembler à un disque. Confessons ici qu'on est très touché de la connivence entre le format et le contenu puisque d'ores et déjà, Ye est un disque trop humble et petit pour justifier le boucan qu'il est censé provoquer. Kanye West est évidemment parti prenante du paradoxe ; on serait étrangement sourd et imbécile de ne pas entendre qu'il sait très précisément ce qu'il fait en surjouant l'avarice, et qu'il est complètement déprimé.