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Destination stars

Partout dans le monde, à l’exception notable de la France, le patrimoine musical commence à stimuler un tourisme de niche. Liverpool, Rio ou La Nouvelle-Orléans ont même rebaptisé leur aéroport du nom de leur star locale. Mais les retombées financières ne sont pas toujours au rendez-vous.
La statue de Carlos Jobim sur la plage d’Ipanema, à Rio. (Photo Frédéric Reglain. Divergence)
publié le 26 octobre 2018 à 17h06

Sur le marché du tourisme international, tous les moyens sont bons pour attirer le chaland. Pourtant, le patrimoine musical est un levier rarement actionné, en France notamment. Récente auteure du livre En avant la musique ! Les relations complexes entre musique et tourisme (L'Harmattan), Josette Sicsic analyse : «Le Mississippi appuie des stratégies sur le blues, l'Italie sur l'opéra, la Jamaïque sur le reggae… et la France ? Quand on interroge des touristes étrangers, ils associent Paris au romantisme. Puis, quand on creuse, ils citent la chanson, Piaf, Montand… et se plaignent de ne pas trouver des lieux associés. Il n'y a pas de musée et ils ne savent pas où sont les quelques concerts. Du coup, ils vont voir nos chanteurs au Père-Lachaise ! Idem en province, outre quelques exceptions comme Sète avec Brassens ou Perpignan avec Trenet. La France n'exploite pas assez ses chansons, alors que la musique est un langage universel, donc un outil pratique au regard du tourisme international.»

Certes, le musée de la Musique a récemment consacré une exposition à Barbara, on peut visiter l’appartement de Piaf à Ménilmontant, et Charlotte Gainsbourg a relancé l’idée d’ouvrir, un jour, la maison de son père au public. Même topo en province où l’Espace Brassens (Sète), la maison natale de Trenet (Narbonne) et le Moulin de Claude François (Dannemois) font exception. Mais ça ne constitue pas une politique touristique orchestrée.

Et ailleurs, ça se passe comment ? Prenons les cas de Liverpool, Mindelo, La Nouvelle-Orléans et Rio de Janeiro, qui ont en commun d’avoir baptisé leur aéroport du nom d’un artiste dont elles sont le berceau. Choisir John Lennon, Cesaria Evora, Louis Armstrong et Tom Jobim pour accueillir les visiteurs, ça en jette. Mais derrière la vitrine, les stratégies touristiques diffèrent totalement.

Liverpool John Lennon Airport : Le volontarisme payant de Liverpool

Descendre les marches menant à la réplique de la petite salle de The Cavern (détruite en 1973, puis reconstruite à l'identique en 1982), où les Beatles ont joué 292 fois de 1961 à 1963, ça fait toujours quelque chose. Pour la Française Jessica Saval, 24 ans, le pèlerinage remonte à 2012 : «Après quoi, j'ai passé plusieurs étés à Liverpool, au moment de l'International Beatleweek du mois d'août, et je suis tombée amoureuse de ses habitants.» La journaliste fait même partie des vingt-cinq ambassadeurs internationaux de Beatles Story, le musée dédié aux Fab Four. Un must pour les fans du monde entier, qui montent aussi dans le bus du Beatles Magical Mystery Tour, arpentent Penny Lane et visitent les maisons où ont grandi Paul McCartney et John Lennon. Depuis 2001, ce dernier donne même son nom à l'aéroport qui a pour devise «Above us only sky» («Au-dessus de nous, rien que le ciel»), un extrait d'Imagine. Dévastée par une crise économique qui culmina dans les années 80, tout en restant un creuset pop (Frankie Goes to Hollywood, Echo the Bunnymen…), Liverpool a remonté la pente, jusqu'à être désignée Capitale européenne de la culture (2008) et Ville créative de musique de l'Unesco (2015). Un volontarisme payant, une étude ayant établi que le tourisme musical injecte 12 millions d'euros chaque année dans l'économie locale. Chris Brown, directeur de Marketing Liverpool, détaille : «On ne soutient pas uniquement le tourisme, mais aussi tout l'écosystème des musiciens et leur secteur économique. Nous voulons connecter nos visiteurs à notre histoire, mais aussi les attirer dans nos clubs et nos festivals.» The British Music Experience, un musée balayant de Bowie à Adele, a quitté Londres pour Liverpool il y a deux ans. La ville a même accueilli la première convention du tourisme musical, avec des participants américains ou chinois. L'exemple à suivre.

Aeroporto Internacional Cesaria Evora : Le Cap Vert cherche encore sa «stratégie»

En sortant du petit aéroport de São Vicente, deuxième île la plus peuplée du Cap-Vert, impossible de la rater : haute de trois mètres, une statue en bronze immortalise Cesaria Evora. Bienvenue à Mindelo, ville natale de la chanteuse qui exporta la morna sur les scènes françaises ou américaines. Au moment de baptiser l'aéroport du nom de la «diva aux pieds nus», trois mois après sa mort fin 2011, les autorités espéraient que des hordes de touristes marchent dans ses pas. Sauf que… ils sont peu nombreux. «L'image de Cesaria Evora est toujours un diamant brut qui demande à être poli», juge Abraão Vicente, ministre cap-verdien de la Culture, qui déplore : «Aucun marketing n'associe Mindelo à Cesaria et il est temps d'engager une réflexion stratégique en ce sens.» Il existe bien un minuscule Nucleo museologico Cesaria Evora, tenu par sa petite-fille dans une maison qu'elle a habitée, mais le projet de musée est au point mort, notamment parce que les pouvoirs publics et les héritiers ne tombent pas d'accord sur son montage financier. «Le ministre est bien gentil, mais il fait partie des responsables», pointe José Da Silva, producteur historique de la chanteuse qu'il a découverte en 1987. Son idée : un musée-école pour transmettre la morna aux jeunes de Mindelo, qui l'oublient au profit des musiques urbaines. «J'ai récemment parlé au maire et il est partant, peut-être dans un palais du centre-ville, dit-il. Mais il n'y a pas d'argent. Cesaria n'a jamais chanté ou milité pour les politiques, lesquels considèrent São Vicente comme une petite île sans importance. Le frein est là.» Un peu de bonne volonté et Mindelo pourra dignement honorer sa diva, tout en bénéficiant de sa popularité.

Louis Armstrong New Orleans International Airport : Surtourisme menaçant à La Nouvelle-Orléans

Le tourisme musical a-t-il sauvé La Nouvelle-Orléans ? Pas si simple. Une chose est sûre, éperonné notamment par le succès de la série Treme, sur HBO, il a contribué à la résilience de la ville après l'ouragan Katrina, en 2005. Désormais, des cargaisons de touristes atterrissent à l'aéroport Louis Armstrong, où une statue du trompettiste est surmontée par une fresque représentant Jelly Roll Morton, Fats Domino ou Harry Connick, Jr. En 2017, 17 millions de visiteurs ont été comptabilisés. Un record, si bien que le surtourisme et la gentrification menacent les musiciens eux-mêmes, notamment parce qu'ils subissent l'inflation des loyers. «Nous voulons nous assurer que l'industrie touristique continue de nourrir et de soutenir nos musiciens, pour qu'ils continuent de se produire dans notre ville pour les générations à venir», rassure Kristian Sonnier, vice-président de New Orleans Company, l'organisme qui collabore avec des artistes, des labels et des festivals pour promouvoir la destination. Dans le French Quarter, le vénérable Preservation Hall, garant du jazz traditionnel, est une halte touristique obligée. A deux pas, les fêtards débraillés arpentent Bourbon Street, tandis que les mélomanes poussent jusqu'aux clubs de Frenchmen Street. La ville concentre son patrimoine (dont la première trompette de Louis Armstrong) dans les quelques salles du New Orleans Jazz Museum, logé dans un bâtiment historique parmi d'autres collections anciennes, loin des musées modernes qui se rencontrent à Memphis, Nashville ou le long du Mississippi. C'est un choix : à La Nouvelle-Orléans, la musique ne se visite pas, elle se vit.

Aeroporto Internacional Antonio Carlos Jobim : «Rio méprise sa propre musique»

Le récent incendie du Musée national du Brésil, à Rio, a brutalement éclairé l'incurie des politiques culturelles dans le pays. Dans un tel contexte, on comprend que la notion de tourisme musical est inexistante, sinon chez quelques tour-opérateurs qui promettent à leurs clients de visiter une école de samba. «Rio méprise sa propre musique», déplore le musicien et producteur Alexandre Kassin, collaborateur de Caetano Veloso et Vanessa da Mata. «Par exemple, la bossa-nova n'est valorisée par aucun financement, lieu ou événement, poursuit le Carioca. Même notre funk pourrait générer du tourisme, puisqu'il est beaucoup joué à l'étranger. C'est un gâchis.» Dans le hall de l'aéroport Antonio Carlos Jobim, ainsi baptisé depuis 1999, une plaque rappelle qu'il écrivit : «Rio, ta mer, tes plages sans fin / Rio, tu as été faite pour moi.» Mais il a fallu attendre 2012 (dix-huit ans après sa mort) pour que la mairie érige, à Ipanema, une sculpture à son effigie. Patience toujours : le nouveau musée de l'Image et du Son, dont la façade futuriste borde la promenade de Copacabana, est en construction depuis… 2009. Certes, le carnaval et le festival Rock in Rio sont des aspirateurs à touristes. «Mais nous devons aussi nous appuyer sur la samba de raiz [la plus authentique, ndlr], le jongo et le chorinho, des genres typiquement cariocas», juge Alexandre Sampaio, président de la fédération brésilienne d'hébergement et de restaurant (FBHA), pour qui «tout reste à faire dans ce domaine». Le marasme national étant ce qu'il est, on peut parier que le gâchis est parti pour durer.