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Libération

Plages fantômes

La mode des titres cachés s’est perdue avec le CD. Retour en arrière nostalgique.
publié le 8 mars 2019 à 18h56

Alors que l’écoute numérique proscrit toute surprise de ce type, les morceaux cachés à la fin ou au début des disques constituent des bizarreries incompréhensibles pour les plus jeunes. En vogue durant les années 90 quand le CD était le format roi, ils ont réjoui les mélomanes avant, petit à petit, de disparaître du paysage. Même si certains artistes, sentimentaux aiment encore jouer avec ce concept et cet espace, souvent propice à l’expérimentation.

1 Nirvana

Endless Nameless

Avec Nevermind, deuxième album vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, le trio américain popularise la rébellion du grunge, ce punk rock des années 90, mais aussi le concept de morceau caché. Kurt Cobain, Dave Grohl et Krist Novoselic se montrent plutôt vicieux : c'est après dix minutes de silence que déboule le râpeux et noisy Endless Nameless. Persuadé que le CD est fini, l'auditeur sursaute puis, après avoir digéré l'instant de frayeur ou d'incompréhension, profite. Le phénomène Nevermind influe sur la vente des chemises de bûcheron mais aussi sur les nouvelles habitudes d'écoute. Après le carton de Nirvana, tout le monde se met à regarder sa platine avec espoir (ou méfiance) à la fin d'un album.

2 Lauryn Hill

Can’t Take My Eyes Off You

La chanteuse des Fugees n'a publié qu'un seul album studio enregistré en solo mais il a servi de locomotive au mouvement néosoul. Long de plus d'une heure, The Miseducation of Lauryn Hill (1998) ne manque pas de compositions originales accrocheuses. Généreuse, Hill décide d'ajouter, sans les annoncer, deux autres morceaux, dont une reprise, celle du tube romantique Can't Take My Eyes Off You, popularisé par le crooner Frankie Valli en 1967. Loin d'être anodine, cette relecture hip-hop soul vaudra à la chanteuse une nomination aux Grammy Awards pour la qualité de son interprétation. Jolie performance pour un morceau caché ! Pour l'heure, aucun autre n'a eu droit à cet honneur.

3 Guns N’Roses

Look At Your Game, Girl

A la fin de l'année 1993, quand le groupe de hard rock américain sort son album de reprises, The Spaghetti Incident ?, il a su garder un secret. Après la dernière cover annoncée (Don't Care About You du groupe punk Fear), débute une ballade acoustique et inoffensive. Problème, Look At Your Game, Girl a été composée par Charles Manson, gourou maléfique reconnu coupable de plusieurs meurtres, dont celui de Sharon Tate. Plaidant d'abord l'humour noir, Guns N'Roses n'a pas mesuré combien cette reprise pouvait être l'objet de controverse. Tancé par David Geffen, le patron de sa maison de disques, le groupe se résout à verser des royalties au fils d'une des victimes de Manson.

4 Nick Cave et The Dirty Three

Time Jesum Transeuntum Et Non Riverentum

X-Files Theme

Au printemps 1996, alors que la troisième saison de X-Files est en pleine diffusion, un album rend hommage à l'univers fantastique de la série créée par l'Américain Chris Carter. Songs in the Key of X réunit des créations mais aussi des chansons utilisées dans la série, comme Red Right Hand, inquiétant et entêtant morceau de Nick Cave extrait de Let Love In (1994). L'implication de l'ombrageux rocker australien va cependant plus loin. Dans le livret du CD, figure une énigmatique précision : «Nick Cave et Dirty Three vous rappellent que 0 est aussi un nombre.» Mark Snow, le compositeur du thème musical de la série, a sollicité Cave et ses compatriotes australiens de Dirty Three pour enregistrer des morceaux bien cachés. Pour écouter Time Jesum Transeuntum Et Non Riverentum et la reprise du X-Files Theme, il ne faut pas oublier que la vérité est ailleurs, en l'occurrence dans la portion qui précède la première piste (le «pregap»). Utiliser sur la platine CD la fonction «retour en arrière» est indispensable et permet d'atteindre cette durée «négative». Malheureusement, tous les lecteurs ne le permettent pas.

5 Zombie Zombie

Lune noire

Depuis ses débuts discographiques en 2008, le duo français, émule de John Carpenter, du krautrock allemand ou de Fela Kuti, aime jouer avec les formats. Déjà, son premier album A Land For Renegades se singularisait avec, sur chaque face du vinyle, des locked grooves - un sillon sans fin produisant une boucle - ou, sur la version CD, par un instrumental caché après trente secondes de silence. En 2017, il récidive en plaçant à la fin de son quatrième album, Livity, le morceau surprise Lune noire. Pleinement conscient de la dimension anachronique, le duo s'en amuse en interview. «On a grandi avec les morceaux cachés de Nirvana ou Sonic Youth. Pour les jeunes d'aujourd'hui, c'est sans doute une absurdité… ce qui nous amusait.» Sur les sites de streaming, Lune noire devient un simple titre bonus, ce qui est moins drôle.