Niska reçoit dans son restaurant - un Burger qu'il a racheté à quelques mètres de la gare - avec le pouvoir désormais de raccourcir les distances. Evry, son fief, banlieue de banlieue du point de vue des plus capricieux, n'est plus si lointain. Paris vient à lui sans rouspéter quand il donne rendez-vous, parce qu'il est un aimant à métaux précieux. En 2018, Commando, son album précédent, a terminé disque de diamant et Mr Sal, sorti le 6 septembre, pourrait connaître le même destin. Les invités sont costauds. Parmi eux, un ponte increvable (Booba) et deux autres aux allures de machines à sous et de fabriques à tubes (Ninho et Koba LaD). Connaisseurs ou non s'accorderont sur le semi-mystère qui perdure : l'artiste de 25 ans continue de chantonner la rue violente. Des jeunes se tortillent dessus, on oublierait presque la profonde tristesse et cruauté des mots.
Stanislas Dinga Pinto, son vrai nom, a capté la lumière il y a cinq ans environ. Il avait écrit une ode dans laquelle Blaise Matuidi, alors joueur du Paris Saint-Germain, était le personnage phare. Dans le clip, il dansait. Le footballeur a repris la gestuelle à son compte. Tampon à l’encre rouge : Niska, objet non identifié, est institutionnalisé, avec son argot d’Essonne, ses petites chorégraphies dans les vidéos et ses dédicaces, tantôt à des potes de son quartier (le Champtier du Coq), tantôt à des politiques et des révolutionnaires. Des oreilles expertes se réjouissent de goûter une mixture intéressante : un shoot de rap français dur coupé à la culture musicale africaine - Niska est originaire du Congo-Brazzaville. Sa voix d’outre-grotte - mettons celle d’un ermite qui cause de nouveau après des lunes de silence - voyage désormais partout. Il est un produit international que la France choie. Au début du mois, il était programmé sur France Inter. On a croisé le jeune homme au fond du restaurant et la discussion a tangué. Tantôt vers le rap, tantôt vers Evry ; tantôt vers le boulot, tantôt vers la maison.
Zouk
«Adolescents, on faisait des après-midi, tu vois lesquels ? Les parents d'un pote ne sont pas à la maison ? On vient, on colle des sacs poubelles sur les fenêtres. Boum, boum, boum… C'était chacun son tour. On met la lumière : à ce moment-là, il est 14 heures, mais dans nos têtes, il est 5 heures du matin. Il y a eu des accidents. Une fois, on a arraché tout le papier dans un appartement. Quand le père est rentré… (rires). On aimait ça, danser. Sur du zouk, du coupé-décalé, du logobi, du dumbolo, du son west-coast, avec les pas qui vont avec, tu te souviens ? Tout était réuni. De temps en temps, il y avait un morceau de rap français, un gros classique. Du coup, dans les clips, c'était naturel. Au départ, on bougeait moins, même si on aimait ça. C'était juste instinctif, il n'y avait rien de calculé. Mais comme les gens sont restés bloqués sur ça, on a accentué ce trait-là.»
Bagarre
«Le 91, si je devais le raconter à mon époque, c'est les rivalités. Comment te dire ? Gamin, je prenais le bus, je ressentais une adrénaline. A tout moment, tu pouvais tomber sur une équipe d'un autre quartier, d'une autre ville. A tout moment, ça pouvait partir. Je me souviens d'une fois où l'on venait de monter une équipe. Une semaine plus tard, on marchait à trente. J'avais 14, 15 ans. Et là, il y a cette phrase, qui me choque encore : "Venez, on crée une embrouille." Tu vas frapper un mec, ses gars vont venir et là, ça deviendra sérieux. On voulait faire comme les grands. Toute la journée, ils parlaient de ça, de leur bagarre. J'ai baigné dedans. Les guerres de gang à la gare, c'était réel. Aujourd'hui, je vois des petits aller dans le quartier d'en face, tranquille. Avant, c'était impossible. IM-PO-SSIBLE. Ce qui est sûr, c'est que la musique a apaisé le 91. Je ne dis pas que c'est le facteur principal, mais ça a joué d'une manière ou d'une autre. Forcément. Dans des quartiers très durs, les jeunes voient qu'il est possible de gagner sa vie avec le rap, l'art. Les mélanges deviennent alors possibles. Je connais quelqu'un dans le quartier d'en face ? J'y tourne un clip. Ça crée une unité, tout Evry se sent concerné.»
Kainf
«Certains disent que j'ai ouvert une voie : au lieu de m'inspirer des States, je regarde vers l'Afrique. Mais je ne vois pas ça comme ça. Quand on s'ambiançait dans le quartier, notre délire était de le faire aussi sur des musiques du bled. Au début, tu connais… j'étais comme tous les gamins. La musique kainf [africaine, ndlr] ne me parlait pas. C'était un truc de darons. Plus que ça encore, c'était le bruit de la maison qu'on te force à écouter - donc par principe, tu rejettes. Mais plus tu grandis, plus tu commences à t'imprégner. Un peu dans ton coin au début. Puis, tu te rends compte que ça parle à lui, lui et lui autour de toi dans ta génération et dans ton bendo [quartier]. Là, tu te dis : "Ah mais on écoute tous ça en fait !" Ça se transforme en fierté.
«En vérité, j’ai mis du temps à l’assumer dans ma musique. Parce que je voyais encore ça comme quelque chose de trop intime. Sur le rap français en lui-même, les anciens étaient focalisés sur les Etats-Unis. Il n’y avait que ça quand tu en voulais plus. Notre environnement à nous était plus riche : il y avait plus de choix pour ma génération. A part les trucs imparables comme des tubes de 50 Cent, les Etats-Unis ne me parlaient pas. Nous, on avait Booba, Rohff, la Fouine…»
Solfège
«Mon père [qui fut musicien dans un groupe] n'accroche pas avec la musique d'aujourd'hui. On en parle ensemble - plus quand j'étais petit, où il me citait ses références - mais on ne sera jamais d'accord. C'est un conflit de générations. Pour lui, il est par exemple inconcevable d'être musicien comme moi et de ne pas maîtriser le solfège, de ne pas savoir faire un accord. Il a du mal avec les ordinateurs, les logiciels comme Fruity Loops. Ça ne lui parle pas. Non, pour lui, je ne suis pas un vrai musicien. Dans un sens, il a raison : je ressentirais différemment et plus profondément la musique en apprenant la technique. J'avais commencé à prendre des cours de chants. Mais j'ai abandonné. Pas le temps… Enfin, si, on peut le trouver mais ce n'est pas une priorité. Je me dis aussi que ça pourrait être tout l'inverse. En devenant trop "technique", on cherche parfois à trop en faire. On perd le côté "instinct", on devient compliqué. Qui sait, en fait ? Une fois, mon père m'a proposé une thématique pour une chanson. L'histoire d'une dame africaine avec une histoire forte. Il me dit : "Tu seras le premier à la raconter." Mais ce n'est pas pour moi, pas maintenant. J'ai déjà essayé des thèmes plus ouverts, plus grand public. Il y a quelques années, c'étaient des formats que les radios aimaient. Ça ne me va pas trop. La vérité, c'est que les gens aiment quand je parle de flingues, de drogue, de rue.»
Brazza
«J'ai fait une blague à ma mère il n'y a pas si longtemps : "J'arrête le rap, c'est bon…" Elle a fait une tête (rires). Disons qu'elle m'aurait dissuadé de mettre un pied dedans. Maintenant, c'est différent : elle m'encourage puisque ça marche, que je suis bien. On ne va pas se mentir non plus : la réussite a réglé pas mal de problèmes financiers. Ma mère ? Le paradis est sous ses pieds, comme on dit. Elle est si importante. Je viens d'une famille nombreuse et c'est ce qui m'a permis d'avoir un lien avec ma culture d'origine. Il y avait beaucoup de cousins, de tantes. Beaucoup d'anniversaires, de mariages.
«Quand tu es petit et que tu ne voyages pas, tu as une image de l'Afrique calée sur les représentations dans les bouquins et les reportages. Pour moi, je ne sais pas, il n'y avait rien là-bas, c'était Kirikou. Il n'y avait pas de photos non plus, à part des visages - les parents n'avaient pas ce réflexe de photographier ce qu'il y avait à côté. Je posais des questions en mode "il y avait des bâtiments là-bas ?", "comment vous alliez à l'école? Il y a des bus ?" Plus largement, on vivait un peu dans un décalage. A l'école, tu voyais des livres où Eric rentrait chez lui, avec son petit lit. Non… Nous, on se serrait avec un frère [il est issu d'une famille de cinq enfants] dans un lit superposé en haut. En bas, il y avait un oncle. Là-bas, une tante avec ses enfants. Je suis allé la première fois à Brazzaville l'an dernier. Il y a des maisons, des immeubles, des bus. Les gens mangent en fait (rires).»
Oubli
«Je n'ai pas tout à fait choisi d'arrêter l'école. Je faisais une formation pour devenir éducateur spécialisé. Mais quand tu vois ton prof te regarder en souriant… Ça commençait à prendre, ça sentait bon, j'en étais persuadé. J'ai débuté il y a treize ans et très vite, j'ai voulu utiliser ma voix. Elle est percutante [il tape son poing sur sa main]. J'aimais cette idée de me différencier. Tu peux ne pas kiffer les paroles, mais tu te diras : "Ce gars est bizarre." J'ai fait des titres en m'attendant à ce que ça pète. Et non, rien. De toute façon, tu apprends vite à comprendre ce qu'aime ton public. D'abord, il y a la scène. Ça ne ment pas, non. Si des gens qui connaissent ton album par cœur s'arrêtent de chanter au moment où ça devrait prendre, c'est qu'il y a un problème. Ça n'a pas fonctionné, donc il faut travailler et vite comprendre pourquoi.
«Après, tu t’évalues par rapport à la rue, à tes potes, à toi. La voiture est un bon test. Tu mets un son, quelque chose de récent, et tu penses à tout autre chose en conduisant. Tu fais ta vie. Le temps passe. Et là, tu te rends compte que tu chantonnes un refrain , que tu t’ambiances sur ta propre musique comme si ce n’est pas la tienne. Si tu t’oublies, c’est qu’il y a quelque chose.»